Martha et Betty

Lucy Fricke est une autrice allemande largement inconnue en France, son quatrième roman, Les occasions manquées, étant le premier à être traduit. Il relate les aventures où se trouvent entraînées à cause de leurs pères deux amies de longue date, Betty, la narratrice, et Martha, toutes deux en pleine crise de la quarantaine et empêtrées dans des relations filiales compliquées. Un long road trip les conduit jusqu’en Italie et en Grèce, mais dans cette épopée dramatico-burlesque au rythme échevelé se manifestent aussi leurs craintes et leurs espoirs, les failles de leurs personnalités.


Lucy Fricke, Les occasions manquées. Trad. de l’allemand par Isabelle Liber. Le Quartanier, coll. « Série QR », 288 p., 20 €


À mi-parcours de l’existence, Martha, engagée dans une relation de couple peu satisfaisante, est obnubilée par son désir de maternité. Betty, pour sa part, écrivaine en mal d’inspiration, déprime d’autant plus que ses expériences amoureuses l’ont déçue. Elles ont en commun une enfance difficile où le père était absent et la mère peu maternelle. Si les vingt premières années de leurs vies d’adultes ont permis de compenser tant bien que mal leurs manques affectifs, l’urgence les place désormais face à un choix : fonder à leur tour une famille et prendre leur revanche sur les frustrations de jeunesse, ou finir leurs jours seules. C’est alors que le retour en force de leurs pères respectifs bouleverse morosité et idées noires : souffriraient-elles sans vouloir se l’avouer du complexe d’Électre ?

Betty a, en réalité, connu trois « pères », trois hommes qui ont successivement partagé la vie de sa mère. Le seul qui a compté pour elle n’était pas son père biologique, mais un musicien italien, un tromboniste qui s’était glissé d’instinct dans le rôle paternel avant de disparaître comme les autres : « C’était l’homme que j’aimais comme on aime un père […] et le père que j’aimais comme on aime un homme », confie-t-elle. Le croyant mort et enterré dans un petit village d’Italie, elle part à la recherche de sa tombe comme pour renouer par-delà la mort avec celui qui l’a jadis abandonnée soudainement.

Betty se trouve donc au début du roman dans un hôtel romain, mais elle n’ira pas, ou pas encore, jusqu’au terme du voyage : son amie Martha la rappelle soudain en Allemagne, car son propre père, guère plus présent auprès de sa fille que celui de Betty, lui demande son aide pour aller en Suisse mettre fin à ses jours avant que le cancer ne le tue. Martha ne se dérobe pas mais, comme elle ne conduit plus depuis un certain accident de voiture, elle a besoin de Betty. L’action peut alors commencer.

Les occasions manquées, de Lucy Fricke : Martha et Betty

Lucy Fricke © Dagmar Morath

Il s’avère que le rendez-vous en Suisse n’était pour le père de Martha qu’un prétexte, son véritable souhait étant d’aller rejoindre un amour de jeunesse sur le lac de Garde. Quant au père tromboniste de Betty qu’on croyait mort, il ne l’est pas, il n’est plus en Italie, mais sur une île grecque : ceux que leur absence rendait encombrants le deviennent donc autant par leur présence retrouvée… L’enjeu du roman est alors de savoir si leur périple européen permettra aux deux amies de remonter aussi le cours du temps jusqu’à leur jeunesse malheureuse, et de réparer une chaîne générationnelle détériorée, de rattraper toutes les « occasions manquées » qui ont caractérisé jusqu’ici leurs relations avec leurs pères.

Mais leur malaise actuel tient aussi à la difficulté qu’elles éprouvent à faire prospérer la liberté que leurs mères ont su conquérir : « Dans mon esprit, nous appartenions à la première génération de femmes à pouvoir faire ce qu’elles voulaient. Résultat : il était aussi de notre devoir de faire ce que nous voulions, et de facto, nous devions vouloir quelque chose » (Betty). Une fois la quarantaine venue, à l’heure des premiers bilans, cette obligation de réussite laisse quelque peu désemparées des jeunes femmes qui se savent pourtant « le comble de la liberté », mais qui ne sont pas toujours sûres de leurs choix.

Pour ne pas verser dans l’émotion ou le pathétique que pourrait induire un tel sujet, l’autrice recourt constamment au sarcasme et à l’humour, fût-il grinçant ; elle multiplie les bons mots (« En Italie les Allemands n’étaient pas heureux, ils étaient propriétaires ») ou les sentences percutantes (« On a besoin d’amis pour les bons moments, pour les mauvais on y arrive tout seul »). Les kilomètres parcourus par des personnages à la fois graves et facétieux, le rythme rapide, les surprises et les rebondissements inattendus incitent à établir un parallèle avec la technique cinématographique du road movie. Et lorsque Betty demande en matière de  plaisanterie : « On rejoue Thelma et Louise ? », elle remarque et fait remarquer explicitement la similitude entre leur situation et celle des héroïnes du film de Ridley Scott sillonnant les États-Unis.

Un tel clin d’œil adressé au lecteur n’est pas anodin : ajouter cette perspective à l’écriture romanesque permet d’assouplir la narration, d’éviter le pathos et les longues phrases, au profit des dialogues, de la langue communément parlée – ce que rend parfaitement la traduction d’Isabelle Liber. Une remarque, une injonction (« Allez, on y va »), un simple geste (« des hochements de tête pour pallier le manque de mots »), scandent le récit, relancent et soutiennent le tempo de l’action. C’est comme si l’autrice (se souvient-elle ici qu’elle fut un temps assistante-monteuse ?) assemblait entre elles les différentes scènes comme on monterait un film, tandis que Martha et Betty tentent de raccorder deux séquences de leurs vies qui, justement, ne sont pas raccord. Il ne manquait qu’une adaptation pour l’écran, et c’est désormais chose faite avec le film Töchter de Nana Neul, sorti en Allemagne le 7 octobre 2021, qui reprend le titre original du roman (« Filles »).

Les occasions manquées est donc à la fois un « page-turner », et une peinture de la société contemporaine où transparaît le mal-être de deux générations – celle des pères et celle de leurs filles – l’une et l’autre déboussolées par les changements de l’époque et interloquées par leur propre parcours. « On n’arrête pas  de penser à sa jeunesse. Aux moments où on a fait le mauvais choix, où la vie a pris un tournant tandis qu’on restait immobile », avoue le père de Martha. Et les filles d’opiner : « Martha et moi avons hoché la tête tristement, sans doute résolues à aborder la fin de notre vie avec moins de regrets. »

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