Les sept robes est le cinquième et avant-dernier volet de la série « Chroniques de la place carrée » commencée par Mathilde ne dit rien (Le Quartanier, 2021). Tristan Saule continue d’y explorer les liens qui unissent les habitants de la place, en se concentrant cette fois sur le mariage de Lounès, le dealer, et Léa, la journaliste. Se déroulant durant les soulèvements consécutifs à la mort de Nahel Merzouk abattu par un policier à Nanterre, Les sept robes est un roman noir, social, superbement construit et subtil.
La place carrée et la maison de quartier, une fois n’est pas coutume, servent de lieu de fête à l’occasion du mariage de Léa et Lounès. La cérémonie ne durera pas sept jours et sept nuits comme les mariages musulmans d’autrefois, mais seulement trois jours et trois nuits, le temps pour Léa d’enfiler autant de robes, d’où le titre.
Très vite, il apparait nettement que les mariés ne sont pas totalement concernés par la fête, contrairement à la famille de Lounès, tout affairée aux préparatifs. Léa est journaliste, elle propose au journal local où elle travaille un article important qui concerne une grande famille de la ville. Elle travaille même les jours du mariage pour écrire sur les émeutes qui ont lieu à la suite de la mort de Nahel, elle s’y sent obligée : « Si je couvre pas, ils vont publier le communiqué de presse de la préfecture. Ils voient pas le problème, ces blaireaux. Si je leur file pas les infos, ils se contentent d’interroger les flics et de venir au petit matin pour compter les bagnoles cramées. Comment tu veux que les gens soient informés ? »
Lounès, de son côté, est absorbé par ses problèmes de deal. En l’absence de son mentor, Salim, reclus depuis des mois, il a repris les affaires, mais rien ne va plus. La crise pointe le bout de son nez et les concurrents l’attendent au tournant. Son mariage n’y change rien, bien au contraire. Alors que la cérémonie avance, le suspense dans les affaires qui occupent les futurs époux augmente.

Bien que faisant partie d’une série, chacun des romans qui se déroulent sur la place carrée peut se lire indépendamment. Ce qui fait de leur construction narrative un exercice complexe et très bien exécuté. Les lecteurs fidèles seront ravis de retrouver les personnages dont ils connaissent le passé et la trajectoire. Ceux pour qui la lecture des Sept robes constitue une première auront assez d’éléments sur ce qui s’est déroulé dans les livres précédents pour suivre l’intrigue. D’autant plus que la hiérarchie entre personnages principaux et secondaires s’inverse de tome en tome. Lounès, par exemple, héros de ce volume, était déjà présent dans les précédents mais ce n’est que dans ce cinquième tome que l’attention est portée tout particulièrement sur ce personnage énigmatique et ultra violent. Les flashbacks revenant sur des moments décisifs de sa vie nous le font apparaitre sous un jour différent. En plus des bouleversements personnels qu’il a traversés, on situe également Lounès dans l’histoire récente du pays, on apprend par exemple qu’il avait treize ans quand Jean-Marie Le Pen s’est qualifié pour le second tour de l’élection présidentielle de 2002, et dix-huit quand Nicolas Sarkozy parlait de nettoyer les cités au karcher. On le comprend alors qu’il semble être sur le point de s’effondrer comme tout ce qui l’entoure : « Le quartier tout entier n’est que du toc, les immeubles menacent de s’effondrer sur eux-mêmes. […] les tours de Sainte-Thérèse seront bientôt dynamitées, et Salim, d’une certaine manière, s’est aussi effondré, ne laissant derrière lui que de la poussière et des gravats ».
Ce qui rend le constat si amer, c’est peut-être le cumul des expériences, que ce soit à un niveau individuel et intime ou au niveau social. Car l’une des particularités des romans de Tristan Saule, c’est qu’il s’y déroule toujours en arrière-plan un événement collectif important : le covid, la fin de la trêve hivernale, la guerre en Ukraine, ou, comme ici, les « émeutes ». Ces événements et d’autres expériences traumatiques vécus coup sur coup par les personnages les rendent tous sur la défensive ou déprimés, au choix. D’autant plus que les choses semblent tourner en boucle dans le pays et le quartier : « Ce soir la France brûle encore, comme en 2005, après la mort de Zyed et Bouna à Clichy-sous-Bois, comme tant de fois ensuite, même dans une moindre ampleur, même secrètement, dans l’intimité des cœurs. Deux semaines plus tard, personne n’y pensera plus, les médias s’occuperont du soleil en Bretagne et de la pluie sur la côte d’Azur. Parce que la France oublie toujours. Elle y met toute son énergie. »
Un peu comme dans la série américaine The Wire, qui explorait la ville de Baltimore, les chroniques de la place carrée nous plongent à chaque tome dans l’un des univers de la ville fictive de Monzelle : les services sociaux, l’hôpital, l’école, le deal… tout cela donnant audit quartier une image réaliste et brute. Et comme dans The Wire, les voyous, trafiquants ou criminels de la place carrée ne sont jamais dépeints de manière simpliste ou superficielle. Tristan Saule leur offre au contraire une vie intérieure riche et se préoccupe de leur santé mentale, tout comme il le fait avec les personnages censément plus « positifs ». La force d’empathie est garantie et la compréhension d’une réalité qui peut nous paraître lointaine semble ainsi possible.