Le grand incendie de Bondy

Une altercation entre un jeune et un policier provoque un début d’émeute qui embrase une ville de banlieue parisienne. Si l’intrigue du Grand secours, dixième roman de Thomas B. Reverdy, se trouve comme mystérieusement en phase avec l’actualité, c’est qu’elle s’attaque à des réalités latentes, celles expliquant en partie l’explosion qui a suivi la mort de Nahel M. à Nanterre en juin dernier. Centré sur un lycée très proche de celui, réel, de Bondy, Le grand secours fait sentir de manière très juste et nuancée l’engagement exigé par les métiers de l’éducation dans les quartiers populaires, à l’heure où les politiques publiques les délaissent. Mais Thomas B. Reverdy s’empare de ces sujets de manière proprement romanesque, grâce à un rythme intense qui transmet l’urgence et l’énergie propres aux banlieues, usant de la variété des points de vue pour dessiner une image bouillonnante et précise de situations complexes.

Thomas B. Reverdy | Le grand secours. Flammarion, 320 p., 21,50 €

Ce roman, qui met notamment en scène un atelier théâtre autour du Bourgeois gentilhomme, respecte l’unité de lieu et de temps : Le grand secours se déroule presque entièrement au pont de Bondy, dans un lycée et le quartier qui l’entoure, de 7 h 30 à 17 h 00, c’est-à-dire à peu près entre le moment où les élèves partent de chez eux et la sortie des cours. Dans cet espace-temps concentré s’emmêlent et se heurtent différents événements. Une bagarre entre un lycéen et un policier hors service enflamme peu à peu les réseaux sociaux, puis le quartier, puis le lycée. Parallèlement, on suit Mo, garçon solitaire, littéraire et bon élève, et ses tentatives de séduction de la belle Sara, en révolte rentrée contre l’avenir qui l’attend. Un troisième arc narratif raconte l’intervention d’un écrivain assez confidentiel, Paul, dans les cours d’une professeure de français, Candice.

Illustration banlieue pou "Le grand secours", de Thomas B. Reverdy © Flammarion
« PRU3 », Bondy © CC BY 2.0/Petit Louis/Flickr

La réussite du Grand secours tient à ce que ces trois lignes d’action se croisent et se recroisent pour tisser le sens du roman, diversifiant les angles, ce qui évite les jugements définitifs, puisque chaque opinion formulée par un personnage est susceptible d’être contredite par un autre. Surtout, Thomas B. Reverdy lie à tel point les problématiques de l’enseignement, de la ville et du bonheur juvénile que cette multiplicité proprement romanesque fait d’un établissement scolaire et de ses abords presque un personnage en soi, vivant, contradictoire, parfois laid, parfois beau ; « je n’ai jamais vu d’endroit aussi laid », juge Paul en découvrant le carrefour du pont de Bondy, mais Candice, pendant un atelier mené par ce même Paul dans son cours, estime « que l’un d’entre eux, même un seul [élève], rencontre la beauté, la beauté qui sauve, et la journée est gagnée ».

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Par le choix de la narration chorale, Thomas B. Reverdy montre comment le roman peut s’emparer du réel. […] Il traite sans caricature de questions brûlantes et d’autres plus profondes et moins spectaculaires, et surtout il expose combien elles sont liées.

L’écrivain parisien tient le rôle de l’ingénu. Les échanges avec les uns et les autres et surtout avec Candice, les conversations attrapées au vol – rapides car le temps scolaire est strictement découpé –, dessinent une Éducation nationale maintenue à la limite de l’effondrement et rien de plus, comme le constate l’enseignante : « les gens comme moi vont partir, de guerre lasse. Des jeunes arriveront, qui auront de nouveau envie de faire des projets, et dès que ça marchera à peu près, ils couperont les vannes et attendront le prochain incident. Les collègues verront les choses se dégrader doucement. C’est ça, tu vois, qui est un peu fatigant. Ils ne veulent pas que ça marche. Juste, que ça ne fasse pas de vagues ».

De la proviseure, poussée par sa hiérarchie à faire remonter le minimum de problèmes, à la CPE qui, avec une inaltérable énergie, court de crise en crise, des professeurs arrivant malgré tout à transmettre à leurs élèves la culture classique, à développer le goût de la lecture, de l’écriture et du théâtre, au délégué syndical organisant échanges et revendications collectives, et jusqu’aux élèves dont certains s’emparent de ce qu’on leur offre, apprennent et se construisent, même si cela ne se fait pas dans l’aisance et la fluidité, des personnages forts tentent tous de faire leur travail.

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Cependant, à mesure que la tension monte, tout cela dessine de plus en plus un ballet empêché, une ronde piétinant, une marche vers nulle part. Une volée de pigeons enchaîne les acrobaties au-dessus du lycée et du quartier. Ces pigeons sont élevés par un « Chinois » que personne ne voit jamais car « ici, personne ne se mélange », se dit Mo. Évoluant avec grâce et énergie, en groupe, en « bande », ils restent au pont de Bondy, à l’image de bon nombre de jeunes du quartier. Cette avancée empêchée infuse subtilement au lecteur le découragement, la fatigue chronique, qui atteignent aussi bien les personnels du lycée que les élèves. En parallèle, l’énergie qui ne se dépense pas en mouvement se concentre à l’intérieur de Mo, de Sara, de Mahdi le petit caïd et de ses copains. Comme se charge une batterie – jusqu’à la surchauffe – ou une arme.

Thomas B. Reverdy  Le grand secours Portrait
Thomas B. Reverdy © Jean-Luc Bertini

Les policiers n’apparaissent que fugitivement, du point de vue de la communauté éducative et des habitantsmais quelques scènes esquissent les problèmes : le représentant de l’ordre qui provoque la confrontation initiale fait jouer sa « carrure, [s]es muscles », dans la provocation et l’agression, considérant tous ceux qui l’entourent comme une bande rivale qui doit être mise au pas. Quand il ne tombe pas dans « le business de l’outrage ». Les autres policiers ne gèrent pas leur peur face à la foule, ajoutant à la tension en brandissant des armes. Le dialogue n’existe pas.

Personne n’est épargné : ni les élèves qui ne travaillent pas, ni certains parents méconnaissant le travail des enseignants. Suite à la pénurie et aux recrutements dans l’urgence : « Certains profs sont si nuls que c’en est une honte ». Finalement, face au feu qui couve dans les quartiers relégués par l’État, les personnels des établissements scolaires apparaissent comme le seul « grand secours », c’est-à-dire, comme dans les théâtres, la vanne anti-incendie.

Par le choix de la narration chorale, Thomas B. Reverdy montre comment le roman peut s’emparer du réel. Il raconte de quelles accumulations, de quels choix peut naître un événement en apparence excessif, incompréhensible. Quel écheveau de causes il faut démêler si l’on veut sincèrement le comprendre. Entre mélancolie et sentiment d’urgence, découragement et espoir, Le grand secours décrit un état d’exception devenu chronique. Il traite sans caricature de questions brûlantes et d’autres plus profondes et moins spectaculaires, et surtout il expose combien elles sont liées. Sa résonance avec la mort de Nahel M. et les émeutes qui ont suivi n’a évidemment pas été voulue, puisque l’écriture était achevée avant les événements, mais, au-delà des images d’incendie et des propos incendiaires, il fait vivre par les mots le cadre où ils ont pris, décrivant sa dureté mais aussi sa poésie – l’élégance d’un vol de pigeons, un poème écrit par un élève comme en écho à la Beat Generation, le fait qu’« à Bondy, il y a du ciel » – et il montre qu’en banlieue on vit, on aime, on enseigne et on apprend.