En trois distances

Il était tentant de faire le portrait d’un flic contre un lascar, d’un commissariat de ripoux qui casse de la racaille, d’une famille éplorée priant le ciel. Ou encore un livre sur la misère, la domination qui frappe les prolétaires de banlieue. Entre le thriller policier et l’enquête sociologique, Jean-Marc Fontaine a choisi de naviguer autrement avec Trois fois la mort de Samuel Ka, en butant d’entrée sur la mort, prévisiblement violente, d’un jeune de banlieue. En mettant Antoine l’enquêteur sur trois récits opposés des faits – le policier, le jeune, le voisinage –, ce regard photographique nous place au plus près des interprétations contradictoires, partielles, et dont les fragments ne collent pas.

Jean-Marc Fontaine | Trois fois la mort de Samuel Ka. Globe, 256 p., 20 €

Par la mort filmée de Nahel, le décor est campé. Horreur et indignation, offense et soulèvement éclatent à Marseille. Pillages, charges policières, lourds dégâts. On y reste quelque temps. On esquisse un mouvement de recul. À quoi bon revoir ce meurtre déjà vu cent fois à la télévision ? Qu’est-ce qui s’est passé précisément, heure par heure ? Les premières pages saisissent par un récit cadencé, ardent, qui nous plaque sur le sol des grands ensembles. Cette irruption tamponne la mémoire d’Antoine, notre fin limier, qui se souvient de sa banlieue, un arrière-goût de son enfance dans le nord de Paris, encore le 93. 

Nous sommes en 2000 sur la ligne T1, Bobigny-Picasso-Gare-de-Saint-Denis-descendre à 8-Mai-1945, puis ligne 7, La Courneuve, c’est le terminus. Antoine circule sur le terrain de rugby de l’Association sportive des Postes, télégraphes et téléphones, la cité des Boqueteaux, une de ses ruelles. Il se souvient. Refus d’obtempérer ? Nuit-contrôle-visage couvert-Poursuite-peur-ruelle-terre-plein central-chute-mort de Samuel Ka. Répétition ?

Trois fois la mort de Samuel Ka dilate la temporalité et élargit les lieux. Avec Antoine, nous cherchons à comprendre, avec des points sur une cartographie, piège, position de la police, place à prendre, marque au sol, embuscade, phase d’opération, degrés de danger, nasse : un vrai thriller sociologique. Car en mettant en selle Antoine, le livre de Jean-Marc Fontaine croise habilement trois enquêtes sur la mort de Samuel Ka. Trois sources, dirons-nous dans un langage à la fois ethnographique et journalistique, trois points de vue qui se disputent sans jamais se rencontrer.

Il fallait y penser, tenir d’une main trois vues peut-on dire : la première sur le mur du cimetière d’à côté où se tiennent les forces de l’ordre, la seconde dans un hall d’entrée tenu par des jeunes, la troisième du balcon familial d’où, parfois, on filmera. Trois points de cartographie, trois distances, trois intervalles qui éclairent les événements sous trois généalogies de récit. La première est celle du récit de la poursuite de la police, qui permet de comprendre les fines stratégies d’encerclement. La deuxième se rapporte à celle des enfants qui flottent comme des bouchons sur l’eau dans les halls, coulent dans une cave, glissent par un soupirail. Enfin, la dernière relève d’une douce politisation autour des émotions familiales, « des visages ahuris qui bredouillent des questions idiotes », qui ont vu et aussi bien vu que leurs voisins. Témoins, ils ont filmé. Les téléphones ont changé la donne. 

Trois fois la mort de Samuel K Jean-Marc Fontaine
Devant la station de Tramway Saint-Denis © CC BY-SA 4.0/Alfenaar/Flickr

C’est ça qui est nouveau depuis vingt ans. On filme avec son téléphone, la mort en direct, les gestes, déplacements, marche, course, respiration, étouffement, visée sur une porte ou arme sur la tempe. Fontaine a opté pour une course-poursuite filmée, en somme. Il ne cesse de tourner, fixer, se coincer dans un soupirail, se coller à un policier, entendre sa voix, le sentir trembler. Se tenir au balcon avec son téléphone. Témoignage, trace d’essence sur le blouson, genou sur le cou provoquant étouffement, la photographie devient une pièce à conviction partagée des millions de fois. La prise d’image d’anonymes fait révolution. 

C’est ainsi que le personnage d’Antoine fait trois films.           

Les scènes se succèdent. Métro Fort d’Aubervilliers. « Une autre équipe, un autre jeune type. Même heure. Attrapé, ceinturé, cogné, embarqué. » Contre-vue. Des jeunes attendent la nuit pour recharger les batteries (de téléphone). C’est la rage. On écume la colère. On gonfle le poitrail. Une hiérarchie de la vaillance. « Coq, raquette, piton de balancier, trafics, recel, inimitiés, des petits bras avec des retours en arrière, des potences qui oscillent, et des roues, dont certaines tournent lentement, certaines vite ». C’est la tourmente, comment s’en sortir, se défendre contre l’assaut. Antoine veut tenir son pari. « J’aimerais vous expliquer tout ça clairement, mais ça fait comme l’intérieur d’une montre contemplé par un ignorant. Si l’on s’avise de toucher, il y a un ressort qui saute et un feu d’artifice de roues dentées se répand sur la table. »

Tous les mercredis, notre newsletter vous informe de l’actualité en littérature, en arts et en sciences humaines.

À ceux qui restent tranquilles, il ne faut pas toucher. C’est le troisième œil, celui de la parenté et du voisinage. L’amicale des locataires s’est réunie, dans la salle à côté du club de couture, une cellule du PC, le groupe pères africains et femmes solidaires. Les aînés présents commentent les conneries banales de cette nuit des sales coups qui attirent le vrai danger. Brouhaha général sur qui que quoi : le butin, la caisse, les bijoux, la bagarre, l’affrontement, le coupable, l’apaisement, la discussion, des coups, la conciliation, le contact, la provocation, de bonne raison de haïr le monde, etc… . On cause, on condamne, on soutient, on se dispute sans conséquence sur la solidité des réseaux d’intelligence. L’archiviste du groupe – une ancienne communiste – ouvre l’atelier Mémoire, des photographies des années 1970, une famille de mariniers au complet avec péniche, enfants, pots de géraniums et chien sur le canal de l’Ourcq. Elle rappelle que la cité vit bien sur plusieurs niveaux : les familles et les voisinages immédiats en hauteur, d’appartement en escaliers en changeant de palier. Au niveau de la rue : parc, école, commerce, place publique. En sous-sol, stockage salle de réunion, des box disjoints, cul-de-sac au local à poubelle. Les acteurs du sous-sol ne sont pas nécessairement du coin, mais c’est là qu’ils se retrouvent. Quelque chose les y amène. 

Fontaine nous offre ce nœud de transactions : mémoire et dette. Il interroge ce que le témoignage oculaire veut dire. À chaque niveau de son récit, il y a des circulations fort différentes, des territoires appropriés qui accueillent et évincent. À chaque niveau, des témoins pour approcher d’une vérité dans les toiles, observées à la lumière des rondes des uns et des autres, poussant le désir de connivence jusqu’à adopter le point de vue du policier paumé dans le brouillard, qui ne comprend pas grand-chose à ce qu’on lui demande. 

Avec un sens des lieux et de la mise en scène qui ne compromet jamais la part d’ombre, avec des indices factuels saisissants, un ton de bourrasque et un rythme haché, ce grand récit nous donne à comprendre ce scandale, cet enchaînement descente de police, course-poursuite, fusil, coup de feu, mort, légitime défense, non-lieu. Mais ce schéma cloche un peu, dit l’auteur. De plus près, on voit autrement. On entend surtout un désir d’urgence, cesser de tendre des pièges, de faire bouillir la cité, d’humilier. Cesser de créer de mauvais larrons à l’heure où les enfants rêvent de départs en vacances. Cesser de faire craquer une allumette dans les grands ensembles. Toujours au même carrefour.