La parution de cette longue nouvelle en 2021 valut d’emblée une consécration critique à Anna Albinus. Nous découvrons aujourd’hui en français sa prose précise, objective, maîtrisée, et cependant chargée d’émotion ou propre à en inspirer. Elle entraîne rapidement le lecteur sur les chemins tortueux d’une histoire située entre l’Allemagne, l’Égypte et la Crète, mêlant le fantastique à l’intrigue religieuse et à la trame policière. Mais son dénouement pose plus de questions qu’il n’en résout.
« A-T-IL vraiment tiré – on ne le saura jamais avec certitude » : dès la première phrase, un doute pèse sur le déroulement de l’enquête, sur la capacité du commissaire à la conduire jusqu’à la résolution de l’affaire. Le récit qui s’enveloppe dans les codes et le vocabulaire du polar vient de tendre au lecteur un premier piège : l’auteur du coup de feu inaugural, tiré le 5 juillet 2018 en pleine cathédrale, est une femme, le « IL » dont il est question désigne en réalité un revolver, le fameux « revolver du Christ » conservé comme une relique par le diocèse et devenu objet d’un pèlerinage décennal – fort lucratif pour l’Église et pour la ville. Pas de victime, donc pas d’inculpation. Commence alors un jeu – soigneusement ourdi par l’autrice – de correspondances entre les époques, les lieux et les personnages, un peu plus de soixante-dix pages qui ouvrent sans cesse de nouvelles pistes, sans que l’enchaînement des faits qu’on est tout près de croire inexorable permette jamais de conclure.
Que dire d’abord de cet anachronisme qui consiste à placer une arme à feu entre les mains du Christ ? Peut-on d’ailleurs imaginer celui qui prêcha l’amour arborant quelque arme que ce soit ? Il est vrai que des artistes contemporains ont pu représenter le Messie braquant un colt, et qu’on l’a vu circuler sur la toile armé d’un fusil d’assaut… Mais il est tout aussi vrai que certaines icônes byzantines peignaient déjà le Christ avec une épée, dans l’esprit du texte de Matthieu (10, 36) qui lui prête ces paroles : « Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison. »

Il sera donc ici fortement question de religion, mais l’autrice nous conduit avec prédilection dans les recoins obscurs ou méconnus des textes et des doctrines, forte de ses connaissances en théologie – peut-être aussi de ses jeunes années passées à Jérusalem, au contact des trois religions monothéistes. Là où les secrets sont le mieux gardés, où l’espace aussi bien que le temps se prêtent à toutes les distorsions, elle trouve matière idéale pour alimenter, non un dogme ou une croyance, mais le mystère et la poésie d’une autre face de la réalité qui à la fois attire et fait frémir. Comme si notre siècle de raison et de progrès avait oublié d’où il vient et ce qu’il doit au passé.
Le récit commence, comme un rapport de police, par une relation objective des faits délictueux et des circonstances proches ou lointaines dans lesquelles ils se sont produits : car, très vite, le coup de feu de 2018 en rappelle un autre qui, cent dix ans auparavant, a été moins inoffensif et a provoqué la mort d’un jeune homme de dix-sept ans. Les corrélations s’établissent, le fameux revolver auréolé de son histoire nimbée de légende a resurgi plusieurs fois au cours des années, tandis qu’un autre, sa copie conforme, est venu le doubler. Il y a des morts, toujours inexpliquées, et les cadavres arborent curieusement des stigmates au niveau du plexus solaire : la secte des « Combattants du Christ » aurait-elle commis ces méfaits, perpétuerait-elle par-delà les siècles des rites et des croyances perdues dans la nuit des temps ? Et ancrées dans une Égypte toujours propriétaire de l’icône représentant le Christ armé d’une épée, exposée pour quelques jours encore au musée des Beaux-Arts en même temps que le revolver dans la cathédrale ?
La violence est bel et bien le moteur du récit. Que penser des exégètes qui interprètent l’épée du Christ, non comme l’arme de la vengeance par le sang, mais comme le moyen de séparer ceux qui croient en Lui de ceux qui ne croient pas en Lui ? Quant à la blessure sanglante infligée par l’arme divine, n’est-elle pas cette marque au moins symbolique de l’amour de Dieu qu’on retrouve jusque dans le poème de Verlaine : « Ô mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour / Et la blessure est encore vibrante » ? D’ailleurs, le billet retrouvé en 1908 sur le premier mort portait déjà la mention « blessé par l’Amour du Christ », renvoyant clairement à ce que Jésus est censé avoir dit à ses disciples « combattants » : « Blessez-les de mon Amour ! »
C’est donc à l’évidence un cas peu commun que le commissaire tente d’élucider, même si, au début du moins, personne n’est mort. Mais il n’intervient directement (et subrepticement) dans le récit qu’au bout de quelques pages, comme si, après avoir lu le rapport, il prenait véritablement les choses en main et qu’il assurât désormais le rôle du narrateur. Celui que l’autrice a fort judicieusement baptisé Thomas, comme l’apôtre incrédule, se trouve alors entraîné dans cette ténébreuse affaire beaucoup plus qu’il ne le supposait, des liens insoupçonnés se tissent entre les différents personnages impliqués et sa propre famille : sa femme, sa fille, et même ses beaux-parents décédés qu’il découvre peu à peu sous un autre jour.
Les personnages ne sont pas nécessairement ce qu’ils paraissent, leurs actes leur échappent, et, lorsque l’un d’entre eux se met à ressembler à un autre qui a disparu, le commissaire Thomas ne sait plus s’il doit croire à la réincarnation ou s’il est victime d’une hallucination. Il finit par rencontrer un curieux vieil homme, son voisin en Crète où il possède une maison de vacances, qui, après l’avoir traité de « sale Allemand » lors d’un banquet de mariage l’invite chez lui et lui montre une photo de sa fille morte, elle aussi marquée du fameux stigmate au plexus solaire. Mais quelle conclusion pertinente en tirer ? Il n’y en aura pas. On resterait pour un peu sur sa faim, habitués que nous sommes à obtenir enfin une clef de l’énigme qui manque ici.
Entre le réel et le virtuel, la mystérieuse Anna Albinus, qui a d’ailleurs depuis publié tout autre chose, joue sur l’imaginaire et laisse son récit ouvert, comme si la conclusion était impossible ou relevait du seul lecteur. S’inscrivant délicatement dans la lignée de Leo Perutz, de Bruno Schulz ou de Franz Kafka, elle renouvelle une forme littéraire qui oscille entre le fantastique et les références bibliques, en y ajoutant un soupçon de la fantaisie des bandes dessinées, telle qu’on la rencontre par exemple en France chez l’Adèle Blanc-Sec de Jacques Tardi.