La police religieuse : un laboratoire ?

Le 17 octobre 1685, l’édit de Fontainebleau révoque l’édit de Nantes (1598) et supprime les dernières libertés dont les protestants jouissaient encore dans le royaume. À Paris, le premier lieutenant général de police, Gabriel de La Reynie (1625-1709), catholique dévot, n’hésite pas à innover en matière de maintien de l’ordre et de pratiques policières pour débarrasser la capitale de tous les « malsentants de la foi ». L’enquête de Pierre-Benoît Roumagnou concerne Paris, qui possède depuis la création de la lieutenance générale de police, en 1667, un système policier étroitement contrôlé par le pouvoir royal, exceptionnel en son genre tant dans le royaume de France qu’en Europe.

Pierre-Benoît Roumagnou | Traquer. La police parisienne et les protestants en 1685. Presses universitaires de France, 294 p., 17 €

Outre la supervision de nombre d’affaires criminelles et l’attention portée à la « sûreté publique », les attributions du lieutenant de police comprennent l’approvisionnement régulier de la capitale, le contrôle du marché du travail et l’assistance aux pauvres, l’urbanisme et la voirie, la salubrité et la surveillance des mœurs, mais aussi la défense de l’orthodoxie religieuse. Premier titulaire de la charge entre 1667 et 1697, Gabriel de La Reynie est de ceux qui veillent à contenir le protestantisme dans ses « plus étroites bornes » dans les années qui précèdent la révocation. Mais la phase de répression ouverte par l’édit de 1685 constitue selon Pierre-Benoît Roumagnou, avec l’affaire des poisons (1679-1682), un moment décisif, sinon fondateur, dans le renforcement des pouvoirs du lieutenant général de police et de sa nouvelle administration.

Depuis les troubles politiques et civils de la Fronde, entre 1648 et 1652, le maintien de l’ordre et le contrôle de Paris, qui atteint près de 500 000 habitants à la fin du XVIIe siècle, n’ont cessé de préoccuper la monarchie et justifient la réforme impulsée par Colbert en 1667. Capitale politique, financière et culturelle, en dépit de l’installation de la cour à Versailles en 1683, vaste marché de consommation et fourmilière industrieuse, la ville est faite de violents contrastes sociaux opposant les élites de la noblesse et de la bourgeoisie à l’immense pauvreté et à la fragilité qui caractérisent les milieux populaires. Dans cette cité majoritairement catholique, la minorité protestante représente entre 6 000 et 9 000 individus au début des années 1680. La composition sociale du groupe diffère de celle des Parisiens catholiques, puisqu’ils sont sur-représentés au sein des groupes supérieurs et intermédiaires, en particulier parmi les gens de métiers, les artisans et les commerçants. Leur conversion n’est nulle part plus qu’à Paris un enjeu essentiel.

Au cours des années 1660, la police du Châtelet accompagne la politique de conversion de plus en plus forcée qui se déploie dans tout le royaume. Maniant la carotte et le bâton, elle veille au respect des multiples interdits qui frappent les protestants à l’entrée des communautés de métiers, des professions juridiques ou médicales, ou à l’absence de manifestation publique du culte qui doit n’être célébré que dans les faubourgs, au temple de Charenton. Mais la police sait aussi utiliser la distribution de secours aux plus démunis, faciliter l’entrée en apprentissage des jeunes gens pour obtenir des abjurations. La révocation conduit au durcissement de cette politique, rapidement et brutalement mise en œuvre par la police du Châtelet. La plongée dans les archives qu’effectue Pierre-Benoît Roumagnou permet de retracer, à travers de nombreux exemples, les actions entreprises par la lieutenance générale et les priorités de la politique suivie qui revêtent, à long terme, un caractère structurant pour l’activité de la police. 

Pierre-Benoît Roumagnou | Traquer. La police parisienne et les protestants en 1685.
« Veüe et Perspective du Pont-neuf de Paris », Adam Pérelle (vers 1660) © Musée Carnavalet, Histoire de Paris

Il s’agit d’abord de contraindre à la conversion. À travers des visites domiciliaires ou des convocations devant le chef de la police, nombre de mesures d’intimidation visent d’abord les plus notables, dont la conversion laisse espérer un effet d’entraînement. Dans le monde des affaires, du commerce et de l’atelier, les menaces de saisie des biens et de fermeture des établissements poursuivent le même but. Le placement des enfants dans des institutions catholiques ou l’enfermement arbitraire sont le lot des récalcitrants. Mieux, la saisie des registres du temple de Charenton permet de connaître finement les foyers protestants de tous les quartiers de Paris et d’atteindre les plus modestes d’entre eux. Leur usage systématique justifie une première fois le titre de l’ouvrage : il faut traquer l’hérésie jusque dans les profondeurs du corps social pour l’éradiquer.

Il s’agit ensuite d’exercer un contrôle renforcé sur les mobilités. Avant même la révocation, on s’était soucié de refouler hors de Paris les protestants réfugiés des provinces du royaume où une répression brutale sévissait déjà. La capitale constituait un point de passage avant une éventuelle fuite hors du pays. À partir de l’automne 1685, il convient d’empêcher plus directement l’émigration vers les puissances protestantes d’Europe, toujours plus massive en dépit des lourdes sanctions qui frappent les départs non autorisés. La police déploie d’importants moyens pour lutter contre les réseaux de passeurs et les fournisseurs de faux passeports, contre ceux qui hébergent et cachent les proscrits, les châtiments allant jusqu’à la peine de mort pour ceux qui aident les protestants à émigrer. Il faut, enfin, empêcher les nouveaux convertis de revenir en arrière, les réseaux de se reconstituer, la mémoire des communautés de perdurer. Autant d’objectifs qui justifient l’essor de l’espionnage, l’instauration d’une surveillance généralisée, depuis les cercles de sociabilité privée jusqu’aux ambassades de pays réformés, le contrôle renforcé des papiers et de la mobilité des pasteurs itinérants.

À l’aune de l’imposition d’une stricte orthodoxie religieuse, pareille politique ne produit pas tous les effets escomptés. Hors des frontières, le Refuge protestant devient une réalité ; à Paris, une minorité de huguenots d’environ 4 000 membres subsiste dans la clandestinité et bénéficie progressivement au cours du XVIIIe siècle d’une tolérance de fait, comme l’ont montré les travaux de l’historien David Garrioch. Mais Pierre-Benoît Roumagnou propose de tirer un autre bilan dans le contexte d’une profonde transformation des pratiques policières. 

Pour agir promptement, la police du Châtelet ne peut s’accommoder de la lenteur des procédures judiciaires. Elle doit privilégier la voie administrative, l’usage assez expéditif des ordres du roi qui permettent d’emprisonner sans procès et l’enlèvement de police. La lutte contre les protestants est porteuse d’autres nouveautés qui esquissent les voies d’une première professionnalisation de la police. La Reynie fait appel à un petit nombre choisi de commissaires au Châtelet, officiers chargés de la police dans les quartiers de Paris auxquels il confie des missions de confiance dans un périmètre élargi en échange de gratifications particulières. De même, La Reynie emploie des militaires – lieutenant du guet ou exempt de la maréchaussée – hors des attributions initiales de leurs charges. Tous ces acteurs qui interviennent sans contrôle judiciaire mettent en œuvre une police « du secret » qui a recours aux informateurs, à la dissimulation, à l’intimidation et parfois à la corruption. Autant de pratiques promises à perdurer au XVIIIe siècle.

Les initiatives de La Reynie semblent ainsi préfigurer la politique suivie par ses successeurs, en particulier par le deuxième lieutenant général de police, Marc-René d’Argenson, entre 1697 et 1718, « inventeur » au début du XVIIIe siècle, du corps des inspecteurs du Châtelet, policiers professionnels subalternes clairement distincts des officiers de justice. Ces derniers pratiquent le même style de police que les fidèles sélectionnés vingt ans plus tôt par La Reynie, mais de manière extensive, comme si la traque aux calvinistes n’avait été qu’un laboratoire, un répertoire d’actions dans lequel puiser pour étendre le contrôle social à de plus larges franges de la population : voleurs, prostituées, sodomites, membres toujours suspects des classes inférieures.  

Cette autonomisation de la police par rapport à la justice que l’on constate sur le terrain se vérifie au sommet de l’édifice. Magistrat du Châtelet, une juridiction royale inférieure à celle du parlement, le lieutenant de police est en théorie placée sous la tutelle de cette cour souveraine. Si, dans les premiers temps de la répression, La Reynie collabore avec le parlement, il s’en émancipe de plus en plus. Il multiplie les échanges avec son supérieur direct, le secrétaire d’État à la Maison du Roi, Colbert de Seignelay, fils du grand Colbert, quand il ne rend pas compte au roi lui-même. Impossible à cantonner aux limites du territoire parisien, la répression se joue aussi aux frontières, ce qui conduit le lieutenant général de police à nouer des relations régulières avec l’armée et le secrétariat à la Guerre, avec les agents diplomatiques ou encore les intendants des généralités de province. Inscrivant son action au sein d’une large armature administrative, le poids politique et les moyens dont dispose le lieutenant de police excèdent de beaucoup ceux des lieutenants civil et criminel du Châtelet, ceux de la Ville de Paris, jusqu’à faire potentiellement de l’ombre au parlement. Cette extension progressive du pouvoir et des attributions administratives du lieutenant général de police ne se dément plus jusqu’à la révolution française.

L’intérêt du livre de Pierre-Benoît Roumagnou consiste à montrer que des pratiques que l’on pensait plus caractéristiques de la police parisienne du XVIIIe siècle se mettent en place précocement. Les circonstances et les soubresauts de la crise religieuse jouent un rôle en incitant à expérimenter. Mais, au contraire de ce qu’affirme l’auteur, La Reynie limite encore l’usage de ces moyens d’exception, de l’affaire des poisons à la défense de la seule foi légitime dans le royaume, à ce qui touche aux « affaires de l’État ». Il appartient à ses successeurs de généraliser ces moyens à l’ensemble de la société parisienne et de systématiser de nouvelles manières de policer. Le dossier invite aussi à réfléchir à la manière dont un nouveau pouvoir se construit et construit sa légitimité. Car ce qui est acceptable pour une minorité ne l’est pas forcément, à n’importe quelles conditions, pour des franges plus larges de la population, comme le montrent les tensions récurrentes entre peuples et police, entre police et parlement au XVIIIe siècle.