Le courage de la vérité

Cinq ans après Le consentement (Grasset, 2020), Vanessa Springora s’est probablement débattue avec les difficultés qu’entraîne le succès : sera-t-on à la hauteur d’un premier livre, sera-t-il possible d’atteindre les lointains qu’avait atteints la première flèche, et d’exercer l’ardu métier d’écrire en coupant les liens qui nous retenaient au sujet qui nous avait, paradoxalement, amenée à écrire ? Sans attendre, oui, Vanessa Springora est libre, libre d’écrire et d’exercer sa curiosité, sa patiente curiosité, sur les sujets qui l’intéressent. En l’occurrence les destins de son père et de son grand-père, d’explorer les contextes historiques et géographiques de leurs existences et d’approfondir le « nom du père », d’examiner sa puissance, sa mystique et son délire. Son livre est parfait.

Vanessa Springora | Patronyme. Grasset, 366 p., 22 €

Dans Le consentement, récit de sa relation (à la fois entretenue et subie comme le suggérait le titre avec ambiguïté) avec l’écrivain Gabriel Matzneff, Vanessa Springora voulait « prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre ». Mais, au-delà d’un formidable retournement de situation qui faisait du chasseur le chassé, c’est surtout la notion de consentement que son livre désincarcérait du sein même de la sexualité infantile mais aussi adolescente et adulte. Grâce à elle, un mot a pris sens. Non pas un sens univoque, avec une signification dont on se sert pour s’en débarrasser aussitôt, mais un sens qui entraîne le langage et le corps à penser.

Dans Patronyme, qui est consacré à une histoire familiale, il s’agit aussi de détacher un mot de sa gangue, de parcourir ses racines et ses prolongements et d’animer une réflexion sur ce qui nous lie à un signifiant, en l’occurrence ce fameux « nom du père » dont on sait vaguement qu’il détermine (mais selon quelles modalités ?) tout notre rapport au symbolique, notre capacité même à user du langage. À hauteur de femme qui ressent, qui pense et qui agit, retenue parfois par la timidité mais déterminée à mener jusqu’au bout l’enquête, le livre nous indique qu’il est possible aujourd’hui d’écrire de la littérature sans forcément clamer à chaque ligne que l’on en fait. Souvenons-nous de cette entrevue avec Emil Cioran que Vanessa Springora raconte dans Le consentement, lorsqu’elle se rend chez l’écrivain et lui fait part de son désarroi : « C’est un immense honneur que [Matzneff] vous a fait en vous choisissant ». Vanessa Springora lui rétorque que ce dernier ne cesse de lui mentir. « Le mensonge est littérature, chère amie ! Vous ne le saviez pas ? »

En réponse à cette étonnante affirmation d’un auteur dont on connaît, grâce au journal de Mihail Sebastian, les positions antisémites et fascistes pendant la guerre, on peut souligner le fait que Vanessa Springora, même lorsque la fiction lui permet de compléter l’histoire de son grand-père, ne cherche jamais à manipuler le lecteur, à lui faire perdre sa capacité de distinguer le vrai du faux. D’une certaine manière, la misogynie d’Emil Cioran, la passion pédophile de Matzneff, la folie du père de Vanessa Springora, tout cela n’est pas sans rapport avec le totalitarisme, dans la mesure où il s’agit toujours d’abîmer chez le sujet qui est capté par ce système (qu’il soit fasciste, masculiniste ou pédophile) sa capacité à distinguer le faux du vrai. Vanessa Springora s’est sans aucun doute libérée de cette oppression et nous permet de vivre la littérature sans nous y aliéner.

Vanessa Springora, Patronyme
« Patronyme », Vanessa Springora (Détail) © Grasset

Un père « qui avait déserté ma vie », un homme avec qui toute relation « était vouée à l’échec », un homme hypermnésique, cultivé, mais que son parcours erratique avait mené jusqu’à l’indigence. Un mythomane racontant que quelque part, dans les Carpates, « un de ces châteaux perdus dans la brume Walt Disney attendait sagement que nous retournions y habiter », se faisant passer pour un espion, en mission secrète pour le gouvernement, bref, un père et un homme impossible. Voilà celui dont Vanessa Springora apprend la mort quelques jours après la sortie de son premier livre. Dans les affaires de son père qu’elle doit trier, jeter, dans un capharnaüm sans nom, deux photographies de son grand-père paternel surgissent. « Ces deux photos qui me transpercent immédiatement le cœur et me brûlent les doigts. » Sur les deux photos, son grand-père arbore une tenue sportive et sur l’épaule l’aigle impérial nazi et la croix gammée. « J’ai l’impression d’être entrée dans une dimension parallèle, de m’être perdue dans une fête foraine lugubre… ».

Contribuez à l’indépendance de notre espace critique

S’ensuivra une enquête qui ne sera pas une partie de plaisir, et qui conduira le lecteur à parcourir l’histoire des Allemands des Sudètes, communauté à laquelle le grand-père paternel appartenait. Il sympathise avant la guerre avec le parti fasciste des Sudètes dirigé par Konrad Henlein avant de prendre sa carte au Parti national-socialiste allemand en novembre 1940 et de s’engager dans la police allemande. Les Sudètes qui correspondent aux régions frontalières de la Tchécoslovaquie sont montagneuses et habitées avant la Seconde Guerre mondiale par une population majoritairement germanophone. C’est une partie du pays beaucoup plus industrialisée que le centre du pays qui reste principalement agricole. Dans les Sudètes de l’Ouest1 se trouve la ville de Pilsen avec l’usine Skoda qui était l’usine d’armement la plus moderne d’Europe. Ajoutons que jusque dans les années 30, la part juive de la population à Teplitz-Schönau ou à Karlsbad avait une importance qu’elle n’avait même pas dans les grandes villes du Reich allemand et d’Autriche, à l’exception de Vienne. En outre, à partir de 1933, de nombreux immigrants juifs venus d’Autriche et d’Allemagne se sont installés dans ces régions germanophones. On sait que la conférence de Munich autorise, le 29 septembre 1938, l’annexion de ces régions à l’Allemagne, accord signé en l’absence du président tchèque Edvard Benes. L’armée allemande (suivie par les Einsatzgruppen, les unités de police spéciale de sinistre mémoire) considérée par une grande majorité d’Allemands des Sudètes comme une armée de libérateurs, est accueillie avec frénésie. S’ensuit une vague de terreur débridée, des pogroms, en particulier au mois de novembre, la fuite de la moitié de la population juive vers l’intérieur de la Bohème, l’expropriation économique (ou l’aryanisation des biens juifs). Ajoutons que c’est à cette époque (de l’annexion des Sudètes par Hitler) que Milena Jesenska écrit au sujet de ces populations juives fuyant la terreur l’admirable article “No man’s land” (21 décembre 1938). Si la région est rapidement proclamée Judenfrei, l’organisation Schmelt, à l’instar de l’organisation Todt plus à l’est, fera venir plus de 50000 esclaves Juifs. De plus, la région étant considérée comme moins visée par les bombardements des alliés, beaucoup de transports d’évacuation depuis Auschwitz et ailleurs seront dirigés à la fin de la guerre vers les Sudètes. À la capitulation, des 24500 Juifs des Sudètes, il ne restait que 400 survivants. 

Vanessa Springora, invitée par un festival littéraire à Prague, en profite pour prolonger son voyage jusqu’à la ville de Zabreh, où son grand-père paternel est né. Elle y retrouve une cousine de son père et y est reçue avec les honneurs par un maire qui s’empresse de minimiser la présence juive à Zabreh. Il faut rappeler qu’au retour d’Edvard Benes de Londres, après la guerre, près de deux millions et demi d’Allemands des Sudètes ont été à leur tour expropriés et chassés de Tchécoslovaquie (mais ils n’ont pas fait l’objet d’un génocide), traumatisme qui, comme trop souvent dans la plupart des pays d’Europe anciennement soviétiques, barre de façon opportune l’accès à la mémoire de la participation des populations civiles aux persécutions des Juifs.

Vanessa Springora, Patronyme.
Vanessa Springora (2024) © JF Paga

Il faudra tout un temps, non seulement d’enquête historique et de recherches de documents administratifs, mais de réflexion, dans le sens où la réflexion est la possibilité d’un retournement de la pensée, pour que Vanessa Springora déchiffre les signes que son père a laissés derrière lui. Son texte est le récit de cette progression à travers une forêt de mensonges. Pour traverser cette légende familiale, Vanessa Springora fait parfois l’épreuve, pour reprendre la formule de Heidegger, des chemins qui ne mènent nulle part. Ces deux photographies sont peut-être l’expression d’un « désir que la vérité se faufile à travers un minuscule interstice », ou non. Les découvertes aussi bien que les informations manquantes font que Vanessa Springora s’interroge sur ses propres préventions, ses propres préjugés. « En tentant de m’expliquer l’embrigadement de Josef [c’est le prénom de son grand-père paternel] par le contexte politique et culturel de l’époque, je sens bien que je cherche à lui trouver des excuses. »

Il s’agit aussi de convertir un « rapport obsessionnel à la Shoah » selon les propres termes de Vanessa Springora qui sait concrètement ce que cela demande de recoupements, de croisements, de réflexion, pour passer du pathos à un rapport au réel, ce dont son père, justement, manquait (Vanessa Springora relate « son peu de contacts réels avec le monde »). Par exemple, si au départ Vanessa Springora considère que « l’innocence de ces adolescents [dont faisait partie son grand-père] leur a tout simplement été confisquée », ce qui exonère un homme, son grand-père qui s’est engagé dans la police allemande en 1938, de sa responsabilité, elle fera bientôt face aux preuves indiscutables de la duplicité de cet homme qui n’a pas hésité à se faire passer pour un dissident aux yeux de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, réussissant le tour de force d’obtenir un statut de résident privilégié en 1956. Cet homme que son père n’hésitait pas à dépeindre comme un héros, allant même jusqu’à raconter qu’il avait déserté après avoir sauvé un train entier de Gitans promis à la déportation. Alors, il faut trouver le moyen de se redresser, d’avancer vers la vérité, sans compromettre totalement le sentiment d’abandon qu’elle ressentait enfant lorsque ce grand-père la portait dans ses bras. « Porter le nom de mon père et de mon grand-père reviendra toujours à sentir leurs deux existences me précéder, vibrer à travers moi comme à travers la peau d’un tambour ». Ne pas tourner le dos à la vérité, tel est l’effort, contraire à ce que l’acquis familial inscrit dans les corps, que ce livre retrace, faisant décidément de Vanessa Springora, pour paraphraser Brecht, une écrivaine Courage.


Cet article a été publié sur le site de notre partenaire Mediapart.


  1. L’histoire spécifique de la persécution des Juifs dans les Sudètes n’étant pas traitée dans l’ouvrage de Vanessa Springora. Ces remarques se basent sur les travaux de Jörg Osterlog dans The Greater German Reich and the Jews (Berghahn, 2015) pour établir quelques faits importants. ↩︎