Papa, le nouveau roman de Régis Jauffret, procède d’un renversement absolu de la posture d’écriture à laquelle l’auteur nous avait habitués, à laquelle il s’était lui-même habitué et qu’il n’aurait jamais pensé inverser d’une telle manière si le visionnage, à la télévision, en septembre 2018, d’un documentaire consacré à la police de Vichy ne lui avait fait entrevoir le visage terrorisé de son père, capturé par une caméra un jour de l’été 1943.
Régis Jauffret, Papa. Seuil, 208 p., 19 €
Confortablement installé dans son fauteuil, en position d’absorption du réel déversé par les actualités, par les documentaires, par les émissions de débat, par le flot continuel d’une humanité filmée, interviewée, observée, constamment montrée et se réfugiant à grand peine dans les derniers interstices d’invisibilité qui lui restent, l’auteur s’est trouvé soudainement visé, personnellement. Il a été atteint par une balle perdue de la réalité. Il voit à la télévision son père arrêté par la Gestapo. Alfred Jauffret est sorti manu militari de l’immeuble du 4 rue Marius Jauffret (du nom d’un aïeul architecte) où Régis Jauffret a passé son enfance. Alfred a à peine le temps de regarder vers la fenêtre avant d’être poussé dans une voiture noire.
Les policiers de la Gestapo (il faut préciser qu’à Marseille elle est aux mains d’un terrible voyou berlinois nommé Ernest Dunker, et que la mafia locale a largement contribué à son efficacité) ne plaisantent pas. L’immeuble et la rue sont reconnaissables. Personne dans la famille ne se souvient de quoi que ce soit. Jauffret est le spectateur involontaire de son père soudainement devenu spectaculaire, ce père mort en 1987 sans que Jauffret ait jamais pensé à écrire sur lui, cet homme sourd, « bipolaire », abreuvé d’Haldol, un neuroleptique puissant dont le principal effet est d’empêcher de penser. Ainsi, l’auteur a vu son père « apparaître », et une soif, une faim de père a surgi, qu’un livre seul pouvait apaiser.
Pour préciser un peu les choses concernant cette apparition sur l’écran du père de Régis Jauffret, cette séquence fait partie d’un film sur la guerre à Marseille réalisé en 1947 par Georges Baze et soutenu par le Parti communiste français, Voilà Marseille, où les archives croisent des reconstitutions. Images de la Résistance, appel communiste du 10 juillet 1940 (« jamais un grand peuple comme le nôtre ne sera un peuple d’esclaves »), arrivée des Allemands en novembre 1942, grève insurrectionnelle déclenchée par la CGT alors que les troupes alliées s’approchent… Le film est réalisé un an après les accords Blum-Byrnes, arrangement économique entre les États-Unis et la France, liquidant la dette française moyennant un certain nombre de concessions, dont une, importante, concernant les quotas imposés en 1936 au cinéma américain. Ainsi, Alfred Jauffret apparaît dans une « diablerie marxiste », réalisée à l’époque où l’american way of life fait peur et fascine tout à la fois. Roosevelt proclamait en 1945 : « Envoyez les films, les produits suivront. » Le film de Georges Baze est un des éléments de la maigre barricade financée par le Parti communiste contre le grand art hollywoodien.
Face à ce surgissement paternel et télévisuel, l’enfant Régis se réveille et secoue l’auteur Jauffret. « Aujourd’hui, à soixante-quatre ans, je devrais être déjà guéri de mon enfance par ailleurs merveilleuse, douillette. » Il faut croire que non. Alfred Jauffret est décédé en 1987, son fils a eu le sentiment à l’époque d’ « avoir enterré un personnage secondaire de [sa] vie ». Abordant pour la première fois une problématique tout à fait personnelle, l’auteur se lance dans l’écriture à la première personne, explore l’histoire familiale et décrit son enfance. Le texte est rythmé par l’intervention d’une voix. Les questions qui sont posées, ou les simples interventions qui interrompent le flot narratif, expriment une forme de retenue, un presque surmoi qui tenterait de freiner ou de modifier l’orientation du texte. Par ce dialogue, l’auteur se prémunit contre le risque d’un certain étalage de soi : « Comme si tu ne savais pas qu’écrire sur soi-même est une forme d’incontinence », mais il n’empêche pas l’essentiel d’être dit : une enfance en compagnie d’un père totalement frustrant, la cohabitation avec une ombre. « Nous avions si peu parlé, si peu fait de choses ensemble et il ne m’avait jamais donné l’impression d’être un homme dont en cas de nécessité je pourrais espérer le moindre secours. »
Ces quelques secondes d’apparition télévisuelle ont dévoilé une terra incognita, une vie aventureuse où papa est arrêté par la Gestapo. Régis Jauffret en un instant se défait de sa propre indifférence à l’égard de son père, il s’autorise à penser à lui. Il a envie de dire « papa ». Il a envie de lui parler : « Alfred, tu souffres réellement dans ces images ». Régis Jauffret décrit un homme que lui-même avait en quelque sorte déconsidéré jusque-là et qui, à partir du moment où l’auteur le détermine comme le personnage principal, essentiel, du livre, devient de facto un héros. Mais si son père n’était pas devenu sourd, s’il n’avait pas été atteint par ce que Régis Jauffret nomme la bipolarité, il serait peut-être devenu un père glorieux parce que tout simplement aimé. Aimé, aimant, ce père aurait rayonné plutôt que de rester assis, enfoncé dans le trou noir de sa propre disparition.
Cette relation père-fils, qui avait la dimension d’un « huitième carré de chocolat pour accompagner le pain de son goûter », a besoin de se développer, dans l’espace, dans le temps : pour amplifier cette relation minimaliste, il faut la grandeur d’une rencontre avec le général de Gaulle, la folie d’un acte de résistance ou même de délation, et, surtout, un merveilleux souvenir d’enfance, « un souvenir tombé au fond du puits », inventé, neuf, vibrant d’émotion enfantine. Un « rêve de papa ». Mais si l’enfant clame : « On a le droit de rêver son père », si l’auteur déploie toutes les virtualités de cet homme qui, avant de devenir cet homme profondément déprimé et sourd, était un jeune homme prometteur qui écrivait des vers avec une facilité déconcertante, l’enjeu profond reste la vérité et la difficulté de restituer les souffrances d’une enfance que l’on s’interdit de considérer autrement que comme heureuse. « On ne doit dire de ses parents que le vrai. Nous apparaissons en creux, c’est eux qui nous ont moulés. Je n’invente aucun souvenir même si l’imaginaire me soumet à la tentation. »
Ce livre fournit aussi à l’écrivain l’occasion de revenir sur le sens de son travail. « Le romancier comme un bébé qui trouve normal de disposer de l’univers » est, une fois n’est pas coutume, dans une posture inédite. Il ne contrôle pas totalement les choses, il est ramené à la surdité de son père dont il mesure l’impact : « Je n’ai peut-être écrit tout au long de ma vie que le livre sans fin de tout ce que nous ne nous sommes jamais dit. Une parole continue, jamais interrompue par l’interlocuteur sourd et indifférent. » Son père se tient assis, toute la journée, il n’entend rien, il ne joue plus de piano, il a perdu les responsabilités qui étaient les siennes dans l’entreprise de carénage de son cousin, il n’y travaille plus qu’à mi-temps, il est à peine supporté par ses collègues, il tape à la machine des factures, des rapports inutiles. Il n’écoute plus d’opéra, il ne compose plus de vers. Il est, à temps plein, un intellectuel qui ne pense plus, un mélomane muet. Un marcheur assis.
Le travail de l’écrivain se confronte à l’irruption, au beau milieu d’un domaine jusque-là réservé à des personnages fictifs (mais parfois inspirés par des personnages réels), d’un père qui, par son corps, sa surdité, son inattention, son incapacité à penser, à réagir, est réfractaire à tout discours, qu’il provienne d’un enfant ou qu’il s’agisse de littérature. Ce père, cet homme qui « n’existait pas beaucoup », cet homme qui existait à peine, avec cette vie « sans perspective, sans passé, enfermée dans l’instant, cette capsule », n’a jamais répondu aux aspirations d’un fils avide d’amour partagé, assoiffé de connivence. Ce père prend une place centrale au sein même d’un processus d’écriture qui jusque-là s’était très bien passé de toute instance paternelle. Si le père de Régis Jauffret a de son vivant résisté à la présence adorable d’un garçonnet avide de partage et de tendresse, il est, post mortem, appelé, dans le livre, à entendre le vocatif « papa » et, s’il ne répond pas, ce n’est pas la faute du vocatif, ce n’est pas la faute de l’enfant qui ne crie pas assez fort, ce n’est même pas sa propre faute. C’est à cause de quelque chose de fatal qui s’est tramé, là, dans cette histoire, et qui menace de rendre caduc tout jeu de langage. Il faut plonger loin dans une réflexion qui peut rendre fou si l’on veut retrouver du sens et un espace de dialogue dans ces circonstances. « Penser, c’est accepter de plonger dans le lac des fous. Même s’il faut garder la force de remonter à la surface et de s’ébrouer comme un chien mouillé. »
La prose de Régis Jauffret embarque ce père récalcitrant dans une fête romanesque à l’issue de laquelle on a le sentiment bouleversant que l’auteur s’est enfin trouvé un père. La virtualité déployée par le texte triomphe d’une réalité décevante. Mais il me semble que ce n’est pas ce triomphe de la fiction qui rend le livre intéressant. Au contraire, c’est l’âpreté de la réalité. Si le fils déploie avec maestria toute la portée émotionnelle et fictive de son appel, c’est bien ce père profondément sourd et profondément réel qui nous donne à entendre quelque chose d’essentiel : la littérature de Régis Jauffret est un espace où chaque individu peut déployer la farce tragique de son existence. À l’intérieur de la camera obscura de l’écrivain, dorénavant, un homme dont on connaît le prénom se tient assis. Il n’entend pas le brouhaha de nos commentaires, il chante parfois en hurlant. Il ne sait même pas qu’il existe.