Mon père, ce bourreau

Roman, comme l’indique la couverture ? Journal, comme le dit le titre ? Le carré des Allemands : Journal d’un autre, le bref texte de Jacques Richard, est en tout cas d’une force peu commune et fait entendre un « je » puissamment nourri de vécu, intensément vibrant et présent, familier dans sa chair du rôle du bourreau et de l’expérience du mal.


 Jacques Richard, Le carré des Allemands. Journal d’un autre. Éditions de la Différence, 146 p. , 17 €


Le carré des Allemands de Jacques Richard est le livre d’une fuite et d’une quête impossible. Un fils cherche son père disparu. Un père fuit son foyer, ailleurs, plus loin, toujours plus loin, dans le but d’échapper à l’emprise d’une faute indicible. L’un et l’autre sont semblables, marqués tous deux de malheur et de culpabilité. On apprendra comme au détour des pages que le fuyard fait partie de la LVF pendant la guerre – 638e régiment d’Infanterie de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme – puis que, rescapé, il est versé en renfort de la Waffen-SS. Aide-bourreau des Juifs. « Quels enfants as-tu assassinés pour fuir, après, sous le regard des tiens ? Qu’est-ce donc que tu as fait pour que le tien d’enfant ne puisse rien d’autre que s’enfuir à son tour ? », interroge le fils.

À quoi ressemble un bourreau ? À quoi ressemble un homme pris dans un système de mort ? Jacques Richard, par touches, trace son portrait. D’où vient celui-ci et quelle est son histoire ? Par bribes, par éclairs de conscience successifs, le fils raconte son père en parlant de lui-même, sondant les zones les plus sombres que l’un et l’autre portent en eux comme des prisons. La fascination de la mort. Le poids de la faute.

Le narrateur vit aujourd’hui quelque part dans une ville en territoire flamand. Reclus, il occupe une chambre-cave en entresol, une fenêtre donne sur un centre psychiatrique, des jambes passent dans la rue… Une femme au visage masculin, connue dans la jeunesse et retrouvée à l’âge adulte, rencontre la trajectoire de cet homme solitaire. Avec elle, il reconstitue les pièces du puzzle : le père, la mère fuyant la France après la guerre pour traverser la Méditerranée. Enfant, l’Afrique, l’Algérie, et, là, le père volatilisé, disparu dans la tourmente des « événements », puis plus jamais revu. Auprès de cette femme aux traits anguleux revenue du passé, il se souvient. Le trouble sexuel de son adolescence, la présence singulière, hardie, de la fille qu’elle était, le goût de transgression, de sueur, de salive mouillée de gitane auquel elle est associée. Leurs jeux de regards, ce qu’ils offrent et ce qu’ils retiennent. L’excitation de la mort, aussi, donnée à des chatons sous les yeux de la fille. Sexe et mort confondus sous un même regard.

Dans une écriture trouée de silences, par des mots crus parfois, Jacques Richard retrace au fil d’une chronologie bouleversée l’itinéraire d’un fils en quête de son père, entre absence et présence. Celui d’un fils qui peut dire : « Et s’il revenait il faudrait que je meure ou bien que je le tue ». Celui d’un fils qui peut dire encore : « Et s’il revenait, il faudrait qu’il m’embrasse, me serre dans ses bras. Ou alors qu’il m’achève. » À travers un destin original, ce livre tâtonnant, d’une intelligence aiguë, explore comme en tremblant les territoires obscurs qui habitent chacun de nous.

À la Une du n° 4