Aréga, écrivain sans destination

« Pouvoir, à un moment précis, se dire : “Mes efforts n’ont pas été vains, mon entreprise a été bonne” ; pouvoir un jour, à un moment précis, chuchoter : “Voici, enfin, l’heureuse destination de ma course en avant” – cela m’est arrivé une fois, lorsque, devant six jeunes hommes silencieux qui me regardaient ficeler une paire de babouches en velours bleu, William Texas s’est mis à chanter ma conscience professionnelle. » Ainsi débute À l’essai de Léon Aréga (1908-1978), paru une première fois en 1951 aux éditions Gallimard. Un roman méditatif singulier, sensible et profond sur un homme sans destination, « série de commencements sans fin, quelquefois même sans suite », dans lequel le burlesque le dispute au sentiment de l’absurde. Un peu comme si Chaplin avait cherché à adapter Camus.

Léon Aréga | À l’essai. Bouclard, 184 p., 19 € 

Un épais mystère nimbe la destinée de cet écrivain, à commencer par son identité. Roger Grenier prétend que son nom véritable commençait par un Z et qu’il était imprononçable. Ce que nous savons d’Aréga, c’est lui-même qui l’a écrit dans une notice biographique donnée à son éditeur, Gallimard. Polonais, juif, il quitte sa ville natale, Prasnich, à cause de la Grande Guerre. Déraciné, il fait ses études secondaires et de philosophie en Belgique. Arrivé à Paris en 1930, il étudie le droit et l’économie politique. Puis vient la guerre, à nouveau. Engagé volontaire, il est fait prisonnier avant de parvenir à s’évader du stalag en octobre 1941. Il rejoint alors Marseille où il participe au mouvement Libération Zone Sud jusqu’en novembre 1942. D’abord interné en Espagne, il rejoint les FFL à Casablanca le 1er juillet 1943. Il sera décoré de la médaille de la Reconnaissance française. Après la guerre, il officie comme documentaliste au journal France-Soir. C’est à peu près tout. 

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Ce livre étrange est une confession marquée par la dérision et un sens profond du tragique.

Il n’y a pas jusqu’à sa mort qui ne soit recouverte par l’oubli, puisque la date de sa disparition était, jusqu’à cet article, inconnue. Roger Grenier se souvenait vaguement que cela avait dû advenir dans les années 1970. Restituons donc à Aréga ce qui lui avait été confisqué par l’oubli : la date de son décès, le 23 novembre 1978. Aréga prétendait que, depuis son retour d’Allemagne, ses « occupations [étaient] d’ordre purement littéraire ». C’était faire peu de cas de ses activités de résistant, mais c’était placer au-dessus de toute autre considération sa vocation littéraire. Est-ce à ce moment qu’il a opté pour le pseudonyme d’Aréga ? À cet inconnu, à ce Z « sans suite », il a substitué, par dérision ou renversement, A-réga. Comme si la biographie cessait – ou bien recommençait à zéro – quand débutait l’œuvre littéraire. Il n’est pas insensé de croire que l’auteur prête au narrateur d’À l’essai sa propre « résolution de commencer et rien ne doit précéder tout vrai commencement ».

Léon Arega, A l'essai
Fragments d’un voyageur © Sirîne Poirier

Donc, le vrai commencement : des livres, tous parus dans la « Blanche ». Peu nombreux, ils forment pourtant une œuvre d’une indéniable densité humaine et existentielle. Chaque titre mérite d’être cité, car, mis bout à bout, ils constituent une manière de programme. Comme si c’était fini (1946), qui valut à Aréga l’estime de Camus, Sartre, Beauvoir, ou encore Jacques Lemarchand, À l’essai (1951), Le même fleuve (1954), Pseudonymes (1957), Aucune trace (1963), Le débarras (1967). Presque tous ces titres sont marqués par une forme de négativité. Aucune trace est ainsi dédié « À la mémoire de ceux que nous avons voulu préserver de l’oubli ». Modianesque en diable, Aréga n’a pas cherché à préserver ses propres traces de l’effacement. 

Son premier récit est d’inspiration autobiographique. Ironiquement, Aréga choisit d’intitulerer ce texte inaugural Comme si c’était fini. Il y écrit que c’est le fait d’avoir connu la guerre en tant que juif qui l’a poussé à devenir écrivain. De fait, cette expérience innerve chacune de ses œuvres. La catastrophe de la guerre constitue l’arrière-plan, à la fois lointain et obsédant, d’À l’essai. L’intrigue, si le mot convient, se déroule dans un « Club de convalescents », maison de repos gérée par des philanthropes anglo-saxons dans une ville qui n’est pas sans rappeler Oran. Y sont accueillis des soldats devenus « passifs rancuniers », des traumatisés de guerre, tombés en dépression du jour au lendemain. Ils sont là pour un temps plus ou moins long, celui de se remettre. Le narrateur, lui, est arrivé un peu par hasard. Il a la manie des commencements, et, en ce domaine, il n’est plus un débutant depuis longtemps : aide-comptable, aide-quelqu’un, garde forestier, « inscriveur » des noms de bateaux, et bientôt futur meilleur emballeur de Los Angeles – Aréga aime imaginer de ces emplois absurdes et crédibles, tels les « préciseurs » du Débarras, chargés de retrouver à chaque nouveau fait divers tous les événements analogues connus dans le passé. Des emplois préemptés par les maudits et les humiliés.   

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De bien des manières, À l’essai témoigne qu’à l’échelle de l’humain, comme du récit, on est entré dans l’ère du soupçon. L’incertain affecte ainsi la temporalité, marquée par une sorte de vague propre à ce temps ralenti des convalescents et des indécis existentiels. Piétinements, retours en arrière, glissements mettent à mal la linéarité du récit. Le narrateur, lui, passe sans cesse du « je » au « il », comme s’il éprouvait une forme d’étrangeté à soi. Le « je » devient « l’emballeur », parfois « Ig », beaucoup plus rarement Ignace (le feu) Miramar (qui regarde la mer, du nom d’un quartier de la ville d’Oran). Or, rien de moins désirant que cet Ignace qui ne brûle pour rien, sinon de trouver pour quoi brûler. « Je voudrais seulement vous donner à comprendre la sorte de sentiment d’exil qu’il m’arrive d’éprouver au milieu de ces âpres combats pour arriver à destination », confesse le narrateur de manière poignante. C’est qu’il se sent dans la vie comme dans « une salle d’attente de troisième classe »

Autour de lui, une galerie de personnages pittoresques, typiques comme dans un film de Chaplin, presque des fantoches à travers lesquels, tout à coup, l’humanité se fait jour dans sa violence, son désespoir, son renoncement. Mais jamais le narrateur ni les autres convalescents, vrais ou faux, ne parviennent à se délester de leur solitude. C’est l’un des thèmes récurrents de l’œuvre d’Aréga. Grenier rapporte une anecdote assez terrible à son sujet : un jour, Aréga aurait aperçu par hasard Sartre à la terrasse d’un café et l’aurait abordé par ces mots, sans préambule : « Le paradis, c’est les autres ! »  

Ce livre étrange est une confession marquée par la dérision et un sens profond du tragique. Son personnage principal, qui se meut dans des impasses, aux prises avec les humiliations, la bouleversante « honte de n’être rien », travaillé par une conscience aiguë du transitoire, est mémorable. Sans doute doit-il beaucoup à Aréga lui-même. Ce dernier savait-il, au moment de choisir son pseudonyme, qu’en japonais arega désigne, non sans mépris, des êtres inférieurs, ceux dont on fait peu de cas ?