Une nouvelle Argonaute

Sous un titre, Le fil d’or, qui prête instantanément au rêve, l’essayiste, romancière et voyageuse en pays lointains qu’est Christine Jordis se met en quête de ce qui, au sein de la littérature anglaise, à la fois proche et exotique, nourrit une quête d’idéal, d’imaginaire et de révolte de l’âme. Quête non seulement personnelle mais également propre à une famille d’esprit étendue, regroupant les sœurs Brontë, Virginia Woolf, le poète surréaliste anglais David Gascoyne et la poétesse Kathleen Raine. Et Jordis de livrer, à la manière d’un Coleridge, une Biographia literaria pour son temps.

Christine Jordis | Le fil d’or. Seuil, coll. « Le don des langues », 256 p., 21,50 €

On se souvient peut-être que François Rivière, anglomane notoire, avait rassemblé ses émotions littéraires, puisées dans son enfance charentaise, en les fédérant autour de la notion de « filature » : Le club de la rue Morgue, ou l’art de filer les livres à l’anglaise (Hatier, 1995). Malicieux titre où l’amateur de romans gothiques et policiers, centrés autour d’une ruelle chère à Edgar Allan Poe, mêlait l’expression « filer à l’anglaise » et la filature policière. Aucune traque de criminels chez Christine Jordis, mais une même présence tutélaire et agissante au cœur de la toile : Agatha Christie, pour le premier, Kathleen Raine pour la seconde. Les parallèles s’arrêtent là, on s’en doute, mais le rayonnement et l’attirance, semblables à ceux exercés par un puissant aimant, sont du même ordre. Ils procèdent de la quête d’un fil, trouvé sur le tard, mais qui fait que tout, dans la vie bien plus que dans les livres, finit par se relier et se tenir, de bout en bout. 

Se remettant dans les pas de l’exploratrice de Gens de la Tamise (Seuil, 1999), comme quoi elle a de la suite dans les idées, Christine Jordis affine encore l’objet de sa quête d’alors : « Ce n’est pas une méthode littéraire que je cherchais, mais, trouvées au fond des œuvres, ces ‘régions de vie‘ où me conduisait mon attirance, telles que les écrivains anglais les avaient observées, explorées, représentées. » Possédée par ces esprits, voyants et autres « drogués naturels » qui, outre-Manche, peuplent landes, rives et villes irréelles, elle revient à la charge, mais selon un angle différent. 

En couverture de son ouvrage, un détail du tableau de Caspar David Friedrich, Lever de lune sur la mer (1822), représente deux jeunes femmes absorbées dans la contemplation muette d’un paysage à l’énigmatique beauté. Le romantisme allemand et son « absolu littéraire » ne sont pas loin. Mais pourquoi Friedrich, se demande-t-on un instant, et pas Samuel Palmer, disciple de William Blake ou Dante Gabriel Rossetti, l’un des peintres préraphaélites ? Car c’est bien d’Angleterre que Christine Jordis nous parle. Et précisément d’une anglicité intensément visionnaire, à l’image de certains de ses plus grands artistes, dont Blake et son fidèle disciple, l’aquarelliste et graveur Palmer, l’un des peintres préférés de Kathleen Raine dont il est beaucoup question dans le livre. Lesquels, soit dit au passage, n’ont rien à envier aux sublimes hauteurs atteintes par tel ou tel Märchen ou Gedicht

 Christine Jordis , Le fil d'or
« Lever de lune sur la mer », de Caspar David Friedrich (1822) © CC0/WikiCommons

Et l’étonnement, qui dans la langue anglaise comme dans l’allemande renvoie à l’émerveillement, de changer alors de bord et de nature. Peu importe les frontières, ici hardiment transcendées. Le seul dessin qui importe, mais le substantif aurait très bien pu s’écrire « dessein », est celui grâce auquel « vous dessinez votre propre famille d’esprit. Et à la fin, vous gagnez ». Dans ce livre, il est souvent question de profit, de trésor, de richesse, mais ceux-ci, on s’en doute, n’ont rien de matériel ou de pécuniaire, l’enrichissement étant de nature purement intérieure, synonyme d’élargissement et de maturation. Le point de vue rejoint peu ou prou celui récemment exprimé par Antoine Compagnon, dans La littérature, ça paye ! (Les Équateurs 2024), en ce qu’il résulte, aussi, d’une discipline, d’une règle de vie – penser et accorder sa vie à sa pensée, l’ajuster, de surcroît, à ses désirs et ses refus. Révoltée, réfractaire, intense, Jordis pourrait aisément se réclamer du parti de l’opposition, à l’instar de Judy Lewis, l’épouse du poète David Gascoyne (que Jordis fut la première à traduire), qui se disait « contre les grincheux de tout poil, les pâlichons et les mélancoliques, contre les empêcheurs de tourner en rond, contre les maladies du corps et les coups de grisaille ». Une révolte liée à l’enfance, dont on suit les fils souterrains et invisibles qui courent des sœurs Brontë (surtout chez Emily) jusqu’à Raine, en passant (un peu) par Saki, Jean Rhys et, last but not least, Virginia Woolf, « note la plus haute d’une harmonie de chaque instant ». 

En s’embarquant sur l’Argo, Christine Jordis emmène avec elle des « frères », non pas d’armes, mais « d’être », ainsi qu’elle se plaît à le répéter. Frères (et non sœurs, malgré la présence au sein de l’équipage de plus d’une écrivaine), comme si les querelles actuelles sur le genre lui étaient, sinon étrangères, du moins indifférentes. Dans un livre qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau, l’autobiographie s’y « déguisant » en essai (et inversement), l’autrice confie le « personnel » autant qu’elle documente « l’informatif », le tout placé sous le signe d’une anglomanie, non point fermée et monomaniaque, mais ouverte, poreuse, tournée vers l’air du grand large et de l’ailleurs, extrême-oriental en particulier.  

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Ce pur condensé de son œuvre essayistique et romanesque, Christine Jordis le traverse presque en somnambule, emboîtant le pas à Mrs Dalloway dans les rues de Londres, prenant le thé dans des tasses de pure porcelaine blanche, en compagnie de sa chère Kathleen, dont elle fait sien l’art de se confondre avec les jacinthes, « comme si elles faisaient partie de ma conscience ». À croire qu’il lui aura été donné, par une sorte de grâce un peu miraculeuse, de se faire l’autobiographe… d’une autre, en l’espèce d’une héritière en droite ligne des poètes métaphysiques anglais, tel un Thomas Traherne, qui, dans un tas de cailloux, voyait un trésor paré de « lumière céleste ». De fait, Le fil d’or vaut au premier chef pour le portrait en pied (et en majesté) qu’il livre de Kathleen Raine, peu connue en France, présentée ici comme la « dévouée secrétaire de William Blake » en même temps que comme le « Confucius du XXe siècle ». Il en fait renaître autant l’aura que la voix « à l’image de sa vie et de son être – ferme, présente, vraie. Une paix, une clarté, un retrait loin de l’épisodique et du trivial ». 

Fuyant l’immédiateté, ses considérations « inactuelles » ne sont pas pour autant d’un autre âge : elles s’inscrivent au contraire dans une tradition de spiritualité dont les racines et la présence sont partout, en Chine comme au Japon, sur les landes écossaises ou dans les traditions soufies étudiées par Henry Corbin. Et ce ne sont pas les quelques piques à l’endroit des universitaires, exception faite du grand angliciste que fut Jean-Jacques Mayoux, qui ôtent quoi que ce soit à la sorte de sainteté, ou en tout cas de sérénité, qui règne sur ces pages inspirées. Outre qu’elle trouve, en fin de parcours, à se réconcilier avec l’Université, la diariste à la prodigieuse mémoire tisse et trame le fil d’une reconnaissance suprêmement désintéressée, selfless en anglais, fruit d’une ascèse, d’un exigeant travail sur soi. Congédié dans l’opération, le moindre sentiment de fierté ou de gloriole personnelle que l’intéressée aurait pu tirer de la fréquentation de ces stars de la littérature anglaise. Elle les aura assidûment fréquentées ; en retour, celles-ci l’auront « adoubée », intronisée comme « l’une des nôtres », pour paraphraser Conrad. Mais qu’on se le dise : si leur éclat, semblable à celui dégagé par la mythique toison d’or, rejaillit sur elle, c’est à son corps défendant.