La couleur rose, bien que présente dans la nature et les œuvres d’art, longtemps portée indifféremment par des hommes et des femmes, est restée sans nom pendant des siècles. Deux livres récents suivent ses usages et l’évolution de sa symbolique.
Parus à un an d’intervalle, les Rose de Kévin Bideaux et de Michel Pastoureau, tous deux richement illustrés, nous entraînent dans l’histoire des pigments, nuanciers, teintures, traités théoriques, techniques utilisées pour composer cette couleur instable, des manières de la définir avant de lui trouver un nom. Ils partagent divers exemples de ses nuances, les roses Mamie Eisenhower, Schiaparelli, Marilyn Monroe, Barbara Cartland, la poupée Barbie, des portraits de hauts personnages guerriers vêtus de rose. Tous deux notent que cette teinte a marqué longtemps une distinction de rang plutôt que de genre, que la mode vestimentaire du rose a connu son apogée au XVIIIe siècle avant d’être balayée par la Révolution. Les ressemblances s’arrêtent à peu près là.
Michel Pastoureau a consacré six volumes aux couleurs principales. Avec le rose, il entame l’histoire des couleurs dites secondaires, qu’il préfère appeler des « demi-couleurs », produites par des mélanges. Et comme chaque fois, le voyage de découverte est passionnant. Le rose était déjà présent dans plus de deux mille portraits funéraires égyptiens. À cause de son instabilité, la teinte est associée à tout ce qui est changeant, amour, beauté, chance, fortune. Un Blason des couleurs datant du XVe siècle note que « l’incarnat se fait plus par art que par nature ». Pour représenter la peau humaine, les artistes utilisent la technique du glacis, une superposition de couches transparentes, et choisissent leurs pigments avec soin. Les nuances de rouge et rose, fort coûteuses, sont produites principalement par un insecte, le kermès, et un bois tropical, le brésil, qui donnera son nom à son pays d’origine. Chez l’humaniste Morato, l’esthétique prime sur la symbolique, signal d’une rupture avec les systèmes de valeur médiévaux. Qu’est-ce qui importe le plus dans la qualité d’une œuvre, le coloris ou le dessin ? La question fait débat. Titien et Rubens sont de l’avis unanime les meilleurs coloristes, mais la couleur n’est pas une création de l’esprit comme le dessin. Produit de la matière, elle ne s’adresse qu’aux sens et s’applique à séduire. Le De pictura d’Alberti ignore les teintes et se concentre sur le dessin, la composition, le rapport des ombres et des lumières.
Longtemps, les roses européennes n’ont pas été roses, mais blanches, rouges, pourpres, parfois jaunes. Pour les Grecs, la rose était la fleur de l’amour et de la beauté. Ovide raconte comment elle est devenue la fleur de Vénus. À l’époque de Cicéron, les teintes rouges et les tons avoisinants étaient répartis entre six catégories d’artisans. Pourtant, aucun adjectif, grec ou latin, ne désignait la teinte. Elle est restée sans nom jusqu’à ce que le terme incarnato finisse par s’imposer. Dans le dictionnaire de Furetière, le mot s’applique à la fleur. Les lexiques anglais et allemand tâtonnent eux aussi. Au XVIIe siècle, l’adjectif pink désignait une teinte jaune verdâtre. Chez Goethe, les rubans roses de la robe de Charlotte sont blassrot, rouge pâle. Le romantisme remplace le rose de la chair par le rose du cœur. Vers 1830 apparaît l’expression « voir la vie en rose ».

Le rose était porté indifféremment par les hommes et les femmes. Le maréchal de Ligne, qui l’affectionnait au point d’être surnommé le prince rose, reste cependant un exemple exceptionnel et tardif. La teinte se féminise au début du XIXe siècle, s’érotise, prend des connotations grivoises, puis sombre dans la fadeur, les midinettes, la littérature « à l’eau de rose » autour de 1880. Les fards, la lingerie, adoptent des teintes pastel. Le rose passe des femmes aux jeunes filles puis aux fillettes. La poupée Barbie, créée en 1959, joue un rôle décisif dans la féminisation du rose, qui devient dominant dans sa garde-robe au cours des années 1970, suscitant l’hostilité des courants féministes contre les couleurs genrées. Aujourd’hui, le rose est mal aimé en Europe. Il a servi au système nazi pour discriminer les homosexuels avec le rosa Winkel, un triangle infamant. Le minitel rose, les ballets roses l’ont associé à la débauche et à la pornographie. Dans l’iconographie, il est la couleur des demi-mondaines. L’usage commercial du rose se fait volontiers provocateur. Le shocking pink d’Elsa Schiaparelli, un rose fuschia agressif, avec son flacon de parfum en forme de buste féminin, a fait scandale surtout par son contre-emploi d’une teinte symbole de douceur. Le rose outrancier du pop art arrive trop tard, il est devenu banal. La Panthère rose, ludique et sympa, a plus contribué à la gloire du rose que toute autre figure, image, création ou fiction.
Selon Pastoureau, les théories scientifiques sont réductrices et dépassées, l’histoire des couleurs est essentiellement une histoire sociale. Il s’en prend plusieurs fois aux historiens qui se cantonnent à la période récente, à leurs anachronismes et à leurs affirmations erronées. A-t-il lu l’ouvrage de Bideaux ? Il le cite dans sa bibliographie, et peut-être y fait-il allusion quand il déplore que les rares travaux disponibles se limitent aux relations entre la couleur et le genre, un dossier « certes intéressant », mais qui ne représente qu’une petite partie de l’histoire du rose dans les sociétés européennes. Les difficultés de l’enquête tiennent aux lacunes et aux silences des sources, qu’on retrouvera pour les autres demi-couleurs, orangé, gris, violet, brun. Avis aux futurs historiens de la couleur, le cousinage n’est pas évident entre les roses layette, bonbon, libidineux, socialiste (que lui-même n’aborde pas), ludique, mais il importe de déterminer ce qui historiquement les rapproche.
Kévin Bideaux a lu les précédents ouvrages de Pastoureau, qu’il cite abondamment. Ses 240 références iconographiques comprennent des tableaux et des enluminures, mais aussi des photos de mode, d’actualités, des BD, affiches, publicités, scènes de film, jeux vidéo, installations militantes. Inspiré d’une thèse au croisement de l’histoire de l’art et des études de genre, son livre se concentre sur l’association du rose à la féminité et à la construction du genre. Il a noté lui aussi que la teinte rose est restée longtemps sans nom dans la plupart des langues, puis exprimée par des hyponymes comme « cuisse-de-nymphe », « pêche », d’où son histoire plus courte que celle des couleurs pures. À partir de Freud, elle participe à l’apprentissage de la féminité et à l’organisation sociétale, bientôt affublée de stéréotypes comme la Barbie ou la bimbo. Lui-même en a fait sa couleur fétiche, son étendard, sa parade des fiertés, quitte à provoquer de violentes réactions de rejet – un acte militant, façon de revendiquer la place de son homosexualité dans l’espace public et de s’opposer aux normes de la masculinité.
Bideaux étudie, comme le fera Pastoureau, les variations des systèmes chromatiques, mais ouvre la réflexion à d’autres champs d’évolution lexicale et symbolique, dans une longue histoire d’exclusions, de rébellions contre le système hétéronormé, de scissions internes. Ainsi, la couleur chair participe à « l’hégémonie culturelle, sociale et politique blanche à laquelle sont confrontées les minorités ethno-raciales ». On retrouve dans son ouvrage les qualités et les défauts d’une thèse – le souci d’être exhaustif et rigoureux, l’ample appareil bibliographique, mais aussi d’innombrables redites, empilements de commentaires et d’exemples plus que véritable progression dans l’argumentation. À noter aussi quelques efforts de fantaisie, des intertitres blagueurs, « Le blues du rose », « En chair et en rose », « On ne fait pas d’hommelettes sans casser d’œufs », un symbole ✿ accolé à chaque mention de la fleur, la pagination et les références des illustrations en rose. Son écriture inclusive pousse le scrupule jusqu’à féminiser des termes épicènes, peintre-sse-s, philosophe-ss-es, gay-e-s et queer-e-s qui en anglais ne font pas de distinction entre les genres, et même les bébé-e-s, au point qu’on se demande si « cette acronyme » est délibéré ou simple coquille.
Le rose et sa symbolique de féminité sont solidement ancrées dans nos sociétés, et difficiles à déconstruire, souligne Bideaux. Culture, marketing, médias, mode, art, contribuent à la construction du genre. La mode a été et reste l’un des facteurs les plus influents sur la symbolique de féminité du rose, par de multiples canaux de diffusion, cinéma, presse, internet. À la fin du XIXe siècle, elle s’applique à faire ressembler les garçons à leur père, et les conditionne dès la naissance au nationalisme guerrier, à leur futur rôle d’homme. Entre les deux guerres, le couturier Paul Poiret, las des tons pastel, ranime les teintes vives. Schiaparelli propulse le rose dans la modernité. Dior rompt avec l’austérité de la guerre, mais inquiète les féministes. Le rose de Mamie Eisenhower est le symbole d’une féminité domestique et d’une division des tâches idéalisées, le rose de la chambre d’enfant s’étend à tout l’intérieur américain. Hollywood joue sur les ambiguïtés, sexe, séduction, dépendance. En fuseau de soie rose dans Gentlemen Prefer Blondes, Marilyn domine une douzaine d’hommes, mais il faut les charmer et les satisfaire sexuellement pour garder une position dominante. Les années 1980 présentent des personnages moins stéréotypés, en détournant divers clichés sur la femme en rose, naïve, hyper-féminine, ou hyper-roublarde.

Autre force majeure dans les assignations au genre, le marketing. Dès sa commercialisation en 1959, Barbie véhicule tous les stéréotypes de la féminité occidentale, sexy, racoleuse et émancipée. La Disney Princess et ses produits dérivés s’appliquent à fidéliser une clientèle féminine dès l’enfance. Hormis quelques exceptions, la plupart espèrent trouver leur prince charmant ou, mieux, être trouvées par lui. La vie en rose subordonne le bonheur à l’amour fidèle, à la famille mononucléaire, mais aussi à la blanchité et à l’argent.
Bideaux le dit et redit, les produits de consommation s’inspirent de, renvoient à, encouragent, propagent des stéréotypes et participent à l’apprentissage de la féminité. Plutôt qu’aux historiens, il fait appel aux artistes pour déconstruire la fiction conjugale, les clichés et poncifs tendance Barbie, la continuité entre les jouets d’enfant et les produits pour adultes. Face aux théories douteuses des scientifiques, il illustre son propos par des œuvres d’art créées dans une douzaine de pays autour du globe, qui pointent avec ironie ou violence l’artificialité, la manipulation, la toxicité des produits de consommation, Vénus en chewing-gum, couronne d’épines, cercueil empli de jouets roses, carcasses de voitures roses, enfants étouffées dans des vêtements roses trop étroits… Le problème est moins la couleur elle-même que le monochromatisme de l’offre aux filles, alors que les jouets masculins sont de n’importe quelle couleur sauf le rose. Le marketing tire profit des études sur le genre, et double ses bénéfices en proposant deux versions genrées du même produit. À quoi les féministes ripostent par une campagne « Marre du rose ». Les militantes américaines dénoncent les écarts de prix, la « taxe rose », par exemple dans les tarifs des coiffeurs. Act Up accuse l’entreprise Nike de faire du pink washing avec ses baskets roses ou arc-en-ciel, et de ne reverser qu’une faible part des bénéfices à des associations LBGTQ+. Bideaux reprend à son compte le mot de Beauvoir : on ne naît pas femme, on le devient par la consommation.
Aux problématiques de genre s’ajoutent des problèmes de classe, face à un modèle dominant de féminité blanche et bourgeoise. Les couleurs et les emblèmes des luttes féministes n’ont cessé de varier depuis la première vague, et de s’affronter au lieu de renforcer leur cohésion. Après une tentative d’inclusion dans un même combat, à partir de 1987 les associations lesbiennes ont adopté un triangle noir pour commémorer les victimes des déportations nazies : « Associé historiquement, statistiquement, politiquement et symboliquement aux hommes homosexuels, le triangle rose échoue donc à signifier une mémoire commune des victimes homosexuelles ». Le rose peut être une manière pour les plus jeunes de se différencier de leurs aînées, quand l’idéologie dominante affirme que l’égalité est acquise, que le féminisme désormais n’a plus de raison d’être. Les post-féministes prônent la liberté de choix, mais quelle liberté quand on baigne dans des représentations forgées par les séries télévisées, le cinéma, la presse féminine, la publicité, ou incarnées par des pop stars ?
La masculinité n’a pas de véritable couleur symbole, une asymétrie avec le rose qui entraîne chaque fois les militantes dans la même impasse conceptuelle, la référence systématique au féminin. Les tentatives de détournement, réappropriation, inversion, déplacement, libération du rose visant à capter l’attention des médias, ne parviennent pas à s’émanciper du système symbolique dominant. « L’efficacité communicationnelle fait oublier l’objectif véritable de ces luttes : en finir avec le patriarcat. » Si Bideaux lasse un peu à force de ressasser son message, il fait œuvre utile en sondant chaque interstice de la vie quotidienne, consommation, pratiques, préjugés, automatismes où se faufilent les stéréotypes, et les choix qu’ils orientent à l’insu de notre plein gré.