Depuis toujours, Frédéric Boyer va et vient entre écriture, traduction et édition. La première nourrit la seconde et vice versa ; la troisième est plus latérale, mais évidemment liée aux autres. Si petite tient de la veine la plus intime de l’écrivain. C’est un récit court, dense, qui pose des questions aussi vastes que les espaces infinis du bien et du mal, de ce qu’on n’appelle plus guère l’âme, un mot dont l’écrivain n’hésite pas à user, quoique avec parcimonie. C’est enfin un texte que nous prolongerons par un pas de côté, un essai dans lequel il est aussi question d’âme, davantage au sens grec : De la réminiscence, de Maël Renouard.
Faut-il commencer par résumer la disparition qui fut le prétexte de Si petite ? C’est une histoire triste à mourir, abominable, de celles que l’on relègue sous l’étiquette douteuse de « fait divers », expression absente du livre. Absents aussi le nom des bourreaux et celui de la victime. Frédéric Boyer n’est ni journaliste ni enquêteur. Qui plus est, le récit n’est pas linéaire. Il n’égrène les données de ce qui s’est passé le 6 août 2009 dans une zone urbaine de la Sarthe que çà et là, dispersant des bribes de rapports comme on disperse des cendres. Qui sont celles d’une enfant de huit ans, un comble d’innocence, que ses parents ont fini par tuer et cacher après l’avoir longtemps maltraitée.
Le livre est composé d’une suite de paragraphes aérés qui changent de point de vue, d’espace et de temps. La forme est apparemment légère ; le fil narratif est sans cesse rompu, ou déroulé en pointillé. En vérité, l’histoire hante Frédéric Boyer depuis des années, c’est-à-dire depuis cette année-là, 2009. Pourquoi ne cesse-t-il de s’interroger ? L’écrivain est tourmenté, il cherche, croise différents types de réponses, d’ordre personnel, d’ordre moral, d’ordre métaphysique et théologique, ou psychologique.
Du point de vue du lecteur, les choses sont elles aussi mêlées et troublantes. Car le livre ne débute pas par l’histoire de cette petite fille. Il plonge au cœur d’un incident qui a eu lieu le même jour, dans la même ville : une course hippique et la chute de l’un des trotteurs. Stupeur, suspense, hasard, nécessité. La course et les parieurs du PMU reviendront dans le récit auquel ils donneront une couleur plutôt sociale et anthropologique. « Les hommes rêvent de gains et de vitesse. De victoires. Jusqu’à la mort. […] Ils préfèrent enterrer leurs juments mortes plutôt que de les livrer à l’équarrisseur », rapporte l’écrivain qui s’est accoudé au comptoir avec eux.
Le récit est aussi rythmé par des questions que « moi » pose à « toi », et l’inverse. « Je disais à toi qui es moi », « Tu m’a enfin demandé, à moi qui suis toi » : cette adresse scande le livre sans que l’on sache à qui exactement correspondent ces pronoms. Sans doute est-ce Frédéric Boyer qui a besoin de se faire son propre interlocuteur. Ou la fillette perdue. Ou Celui dont les voies sont impénétrables. Ou l’épouse et les enfants que l’écrivain a blessés – 2001, l’année de la naissance non désirée de la petite, était l’année de son divorce. La culpabilité affleure dans le récit. Dans tous les cas, nous sommes appelés, pris à partie, embarqués dans cette méditation brève et puissante. L’adresse dérange tout en donnant de l’allant à cette histoire terrifiante.
Et si c’étaient les penseurs que Frédéric Boyer convoque comme des frères et des tuteurs spirituels et intellectuels ? Saint Paul, Dostoïevski, Simone Weil sont présents, qui ne sont pas seulement cités, mais réfléchis, repris. Textes sacrés de l’humanité et textes sacrés de l’écrivain se mêlent, qui haussent l’histoire du sacrifice de la fillette. « J’ai longtemps lu la Bible tous les jours (ne riez pas) », confesse Frédéric Boyer. On ne rit pas, surtout quand on sait combien la lecture de la Bible a nourri tant de très grands écrivains. Y souffle un vent, une profondeur aride qui résume l’essentiel à quelques gestes et quelques mots.
Si petite tient de la parabole ; régulièrement, il plonge dans des abîmes de pensées et de phrases inextricables, que l’on lit et relit, que l’on cherche à comprendre, parce que le mal est une aporie. L’écrivain évoque une ancienne histoire hassidique mettant en scène un rabbi qui, à d’atroces confessions, ne répond que par le silence. Un récit muet, est-ce possible ?
Plus qu’à la dimension théologale, d’aucuns seront sensibles à quelques vers inattendus de Jodelle. Le poète de la Pléiade se compare, lui, l’amant délaissé, au bébé que sa mère maltraite : « Quand mauvaise tu fais un jeu de lui mal faire », écrit-il. L’amour maternel, comble de l’amour, serait le revers du « mal maternel ». Frédéric Boyer résiste néanmoins à l’idée qu’il n’y a pas eu d’amour entre la fillette et sa mère ; il suppose « l’hypothèse d’aimer que nous faisons inlassablement », mais pour la bousculer, l’éprouver et indiquer l’envers redoutable qu’elle recèle.
Il tâche d’absoudre la mère, renverse ses propres propositions, se demande ce que signifie la mise en récit et le fait d’y croire et de croire, au sens de croyance et au sens de crédibilité. Ces réflexions ne sont jamais longues, elles sont distillées au fil d’un récit plus simplement factuel, mais elles reviennent, insistent, comme revient chez lui depuis 2009 le souvenir de la vie amputée de la petite fille.
Curieusement, la force du souvenir, voire la douleur qu’il cause, n’est pas sans points communs avec certaines facettes d’un essai publié au même moment que Si petite : un livre qui émane de Maël Renouard, auteur d’essais philosophiques, romancier, traducteur lui aussi. Ce livre-ci s’intitule De la réminiscence, et il propose une analyse fluide et précise, jamais absconse ni stérilement érudite, de la réminiscence, qu’il convient avant tout de distinguer de la mémoire. À qui lit ces lignes, la notion évoquera sans doute la philosophie de Platon ainsi que la pensée-roman de Proust.
Néanmoins, le livre introduit d’autres appréhensions et ne manque pas de rapprocher réminiscence et nostalgie, réminiscence et désir ou besoin de récit, croisant régulièrement des énigmes présentes dans le livre de Frédéric Boyer. Nous avons surtout retenu les pages consacrées à la mélancolie, un affect, une souffrance présente chez le narrateur-auteur de Si petite. Maël Renouard a de très justes et très belles pages sur cette notion dont il rappelle qu’elle n’est devenue un « sentiment » qu’au XIXe siècle après avoir été considérée comme un tempérament, une humeur – la bile noire. Il en fait même un « archi-affect » en vertu de sa profondeur, souligne son ubiquité tout en l’inscrivant dans l’histoire des sensibilités.
« Un affect aussi vaste, aussi ambigu, aussi insaisissable, écrit-il, s’il doit avoir un objet, ne peut en avoir qu’un, l’existence elle-même. » Existence qui parfois ne tient qu’à un fil.