Un livre collectif récent émet une critique globalement marxiste et parfois pertinente des théories décoloniales. Si certaines objections formulées ont de l’intérêt et méritent d’être débattues, l’ouvrage est tellement à charge qu’il invite à relire Pensées décoloniales, paru un an auparavant, une magnifique synthèse qui embrasse, dans toute leur diversité, ces approches qui ont renouvelé les pensées critiques d’Amérique latine.
Mus par le besoin de combattre une « mode intellectuelle dont la légitimation académique comporte des dangers », animés par la volonté « d’expliquer les différences entre les études décoloniales et un anticolonialisme révolutionnaire », les auteurs de Critique de la raison décoloniale proposent au public francophone une critique sans concession de la théorie décoloniale depuis un ancrage marxiste et de gauche universaliste. Dans cet ouvrage, Mikaël Faujour, Pierre Gaussens et Gaya Makaran réunissent et traduisent des articles universitaires déjà parus en espagnol dans Piel blancas, máscaras negras (2020) et Crítica de la razón neocolonial (2021). Les plus pertinents d’entre eux traquent les défaillances théoriques des textes de grandes figures de ce qu’on a appelé le tournant décolonial. On revient ainsi sur les livres de Ramón Grosfoguel et sa mauvaise lecture de la philosophie européenne (Descartes, Marx, Hegel) qui expliquerait sa vision simpliste de l’Europe et de la modernité.
Il est également beaucoup question de Walter Mignolo, de son ignorance de Marx (et notamment du dernier Marx, celui qui se montre attentif à la vie communale des paysans russes) et des marxismes hétérodoxes latino-américains des années 1920 (notamment ceux de José Carlos Mariátegui et Oswalde de Andrade) ou encore de l’extrême variabilité de certains de ses concepts comme la modernité, la différence coloniale ou la pensée frontalière. Les travaux d’Aníbal Quijano sont également passés au crible, et l’attention qu’il porte à la race comme catégorie constitutive de la modernité au niveau mondial ou son concept de colonialité du pouvoir ne résistent pas à l’examen de l’histoire réelle du racisme et de ses évolutions depuis la découverte de l’Amérique. On reproche enfin à Enrique Dussel de ne pas avoir suffisamment fondé sa philosophie de l’histoire sur les thèses de Walter Benjamin ou la dialectique marxienne, ce qui rendrait simpliste l’idée selon laquelle la découverte et la colonisation de l’Amérique sont le moment fondateur de la modernité et de la colonialité.
Les articles résonnent assez bien entre eux et font émerger des questionnements communs, qui sont autant de problématiques intéressantes d’un point de vue théorique mais aussi politique. La théorie décoloniale affirmerait qu’il y a un rapport d’identité entre la modernité, la colonialité, le capitalisme et l’utilisation mondiale de la race comme régime de classification des inégalités. Mais est-ce bien exact, d’un point de vue historique ? La théorie décoloniale considérerait qu’il y a une spécificité des rapports de domination de race et de genre, qui devrait amener à des types de parole et des types d’engagement politiques et communautaires distincts pour les combattre. Mais peut-on considérer que ces formes d’inégalités sont englobées dans une forme unique et universelle de domination, qui serait celle de classe ?
La théorie décoloniale semble considérer que les savoirs, et notamment en sciences sociales, sont très redevables des lieux d’où ils sont énoncés. Ainsi, des théories comme le libéralisme ou le marxisme, pensées à partir et depuis l’Europe, ne seraient pas opérantes dans des régions périphériques comme l’Amérique latine. Il faudrait donc trouver de nouvelles voies théoriques, qui échappent à l’impérialisme épistémologique et réhabilitent de nouveaux récits ou d’anciens savoirs indigènes méprisés jusque-là par un savoir européocentriste. Mais n’est-ce pas là une manière de simplifier l’extrême diversité des pensées et des populations européennes et de simplifier également les pensées et les histoires des peuples indigènes ?
Malheureusement, les réponses apportées à ces questions ne se donnent pas les moyens de leurs ambitions. En premier lieu, par le manque d’originalité des arguments. À aucun moment, les théories décoloniales ne sont démenties par des découvertes scientifiques ou de nouvelles sources historiques, des études sociologiques récentes, des données statistiques, des études de cas, des analyses d’œuvres de la culture contemporaine… Le fond de la plupart des arguments de cet ouvrage est que des auteurs précédents – Marx, Benjamin, Gramsci, Borges, Fanon – ont déjà mieux pensé les choses que les décoloniaux contemporains. Que cela soit vrai ponctuellement, voilà qui n’a pas de quoi étonner, mais que cela le soit systématiquement semble relever d’une pensée conservatrice par principe. En deuxième lieu, parce que le ton vindicatif de l’ouvrage lui fait parfois prendre des allures de pamphlet. Parmi d’autres arguments ad hominem, les penseurs décoloniaux sont accusés de ne pas parler des langues indigènes, de travailler pour des universités nord-américaines, de s’être compromis avec des gouvernements progressistes d’Amérique latine qui finalement ont perpétué les logiques extractivistes de la région, de ne pas être de vrais militants, de n’être ni afro-descendants ni indigènes…
Mais en fin de compte, la principale victime de cette stratégie n’est autre que l’ouvrage lui-même puisque son style agressif finit par porter préjudice à la réflexion. Le débat sur la parole située – le fait que tout discours dépend du lieu d’énonciation d’où il est produit et que par conséquent ce sont les populations qui subissent des dominations qui sont les mieux placées pour parler de celles-ci – est résumé comme une « vertu a priori », un « avantage cognitif » ou un « privilège » qu’on voudrait octroyer à des victimes, et donc quelque chose d’inacceptable aux yeux de l’universalité de la raison. Quelle erreur de ne pas prendre le temps de resituer les cadres et les contextes de cette discussion, et de ne pas détailler l’argumentation sur ce point ! En effet, comme semble le regretter Mikaël Faujour dans son avant-propos, ces débats propres au champ décolonial sont aussi ceux qui tiraillent l’extrême gauche française aujourd’hui. Que l’enjeu de cet ouvrage collectif soit de ramener des brebis galeuses au bercail du marxisme ou d’acter une rupture avec les décoloniaux, la chose est donc trop sérieuse pour être réglée à coups de maximes.
Néanmoins, le problème fondamental que pose le livre réside dans l’écart entre ce qu’il annonce – une critique radicale de la théorie décoloniale dans son ensemble – et ce qu’il fait réellement – une lecture du tétramorphe Mignolo, Grosfoguel, Quijano, Dussel. Or, il y a un grand pas entre critiquer des points précis des pensées de ces quatre auteurs et déboulonner cette entité omniprésente que serait le décolonial, cette « mode » qui s’immiscerait dans « les arts, le savoir, le droit, l’architecture, la sensibilité ». En réalité, il convient de s’attarder un peu sur l’histoire et les évolutions de ces pensées décoloniales dans toute leur diversité. Il apparaît alors qu’elles sont loin d’être un ensemble homogène, systématique ou figé. C’est ce que montre magnifiquement bien le livre de Philippe Colin et Lissell Quiroz sur les Pensées décoloniales. On y apprend, par exemple, que ces théories se forment au contact de plusieurs pensées critiques latino-américaines du XXe siècle comme les marxismes hétérodoxes, la théologie de la libération, les théories de la dépendance ; et à partir d’un contexte historique et universitaire très différent de celui qui accouche des études postcoloniales dans le monde anglophone. Évidemment, les rapports que ces auteurs entretiennent avec chacune de ces traditions varient, et, si Mignolo s’éloigne explicitement du marxisme, d’autres comme Enrique Dussel, Maristella Svampa ou Edgardo Lander, par exemple, en assument pleinement l’héritage et voient la théorie décoloniale comme une réélaboration du marxisme.
Philippe Colin et Lissell Quiroz rappellent également que ce qui deviendra le groupe Modernité/Colonialité/Décolonialité est profondément marqué par le contexte intellectuel qui entoure l’année 1992 et la célébration du cinquième centenaire de la découverte de l’Amérique. Malgré la profession de foi multiculturelle des pays occidentaux, des intellectuels latino-américains remarquaient à cette occasion la permanence de leur vision européocentriste et coloniale de l’histoire. C’est cette nébuleuse de chercheuses et de chercheurs qui commence à collaborer et à publier ensemble à partir du début des années 2000. Cependant, dès le début, la variété thématique et disciplinaire de ceux qu’on appellera par la suite les décoloniaux est grande : l’anthropologue Arturo Escobar et la sociologue Maristella Svampa s’occupent d’abord des théories et des pratiques du développement dans les pays périphériques, forgeant l’idée qu’un post-développement ou un alter-développement sont possibles. La philosophe María Lugones essaie de développer l’idée que le genre est également construit par les structures coloniales. Héctor Alimonda et Enrique Leff connectent les théories décoloniales avec l’agronomie et l’écologie dans la région latino-américaine…
À cette première génération vient s’ajouter désormais ce que Colin et Quiroz nomment dans leur ouvrage des « élargissements théoriques et militants » qui vont du féminisme décolonial d’Abya Yala de Yuderkis Espinosa Miñoso au collectif bolivien Mujeres creando en passant par les écologies décoloniales d’Amérique latine. Sans occulter leurs paradoxes, ni leurs points faibles, cet ouvrage présente ces théories et ces pratiques dans leur extrême variété. Il est indispensable pour comprendre correctement le rôle qu’elles ont pu ou peuvent avoir dans le destin des sociétés postcoloniales.