Pour une écologie-monde

Avec Une écologie décoloniale, Malcom Ferdinand propose un contre-récit à la pensée écologique dominante. Cette synthèse rend accessibles les apports de l’histoire environnementale, la pensée décoloniale et l’écoféminisme. À défaut de l’énoncer de façon suffisamment incisive et concrète, elle ouvre un chantier politique nécessaire et d’envergure.


Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen. Seuil, 464 p., 24,50 €


Le point de départ de Malcom Ferdinand est juste et sans appel : l’écologie généralement admise – dans ses discours, ses acteurs et actrices, et ses pratiques – souffre d’une « double fracture », celle qui sépare les enjeux environnementaux des enjeux décoloniaux. Cette incapacité à penser les choses comme un ensemble renforce des rapports de domination entre race, classe et genre. Il en résulte une invisibilisation des « histoires des non-Blancs » (Kathryn Yusoff) mais aussi une hiérarchisation qui, à l’intérieur même des mouvements écologiques, privilégie la défense de tel ou tel écosystème plutôt que de tel autre.

Le propos de l’essai est ambitieux. Il s’agit pour Malcom Ferdinand d’analyser ce qu’il appelle « l’écologie coloniale », d’exposer « l’écologie décoloniale » et enfin de proposer une écologie renouvelée, « l’écologie-du-monde ». Il adopte pour cadre de pensée la Caraïbe, là où se concentrent « les expériences du monde depuis les histoires coloniales et esclavagistes ». Sa connaissance concrète du terrain, pour des raisons biographique (il est né et a vécu à la Martinique) et professionnelle (il est ingénieur en environnement), est un atout indéniable dans sa démonstration.

Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l'écologie depuis le monde caribéen

Depuis qu’en 2000 le terme « Anthropocène » a été proposé par le chimiste Paul Crutzen et le biologiste Eugène Stoermer, son récit officiel, qui fait de l’humanité, à partir des années 1800, la responsable insouciante de la crise écologique, a été plus d’une fois objecté ; à juste titre. En lieu et place du sujet indéterminé, Anthropos, ont depuis été visés des groupes ou des pratiques responsables (l’Occident colonial, le capitalisme, les développements techniques et industriels) et celles et ceux qui en subissent majoritairement les effets – des groupes subalternes ou dominés. Malcom Ferdinand à son tour s’attelle à la critique de l’Anthropocène dans toute la première moitié de son essai. Il lui oppose alors le néologisme « Négrocène ». Son ressort primordial : « l’habiter colonial », qui s’exerce sur les corps (humains et non humains) et sur les territoires, de façon différenciée, selon un partage du monde dont l’esclavage, la traite négrière et la plantation ont été les expressions les plus déterminantes. Sa matrice : la plantation, à la fois modalité d’exploitation occidentale, agraire ou industrielle (« plants » signifie « usines » en anglais), et organisation sociale, qui, répliquée à l’envi, transforme le monde en usine géante et reproduit les mêmes environnements dévastés. L’auteur reprend ici le concept de « Plantationocène », généré collectivement en 2014 par des anthropologues parmi lesquels Anna Tsing. Sa conséquence : la destruction des conditions de reproduction sociales et écologiques des vies humaines et non humaines – ce qu’il nomme « les matricides du Plantationocène ». L’efficacité de la formule « l’habiter colonial », au-delà de la généalogie qu’elle implique (1492), tient au fait qu’elle relie intrinsèquement terre et corps. Un rapport à « la nature » ne peut donc se penser sans celles et ceux qui y vivent.

L’« habiter colonial » est non seulement une manière destructrice et discriminante d’habiter la terre, mais aussi de la préserver. L’originalité de la démonstration tient au recours à l’écocritique – Aimé Césaire et Joseph Conrad sont convoqués –, et à des études de cas dans la Caraïbe contemporaine. Politiques publiques de « préservation de la nature » et pratiques de monoculture d’exportation permettent de comprendre concrètement à quel prix s’opère cet « habiter colonial » : la mise en réserve de populations, l’interdiction de leurs usages de la terre et l’empoisonnement des corps et des sols. Cette partie s’appuie notamment sur le retour critique opéré par l’histoire environnementale dans la définition de « la nature ». La wilderness (« nature sauvage »), l’un des concepts les plus déterminants dans la pensée écologique puisqu’il est à l’origine des « réserves naturelles », a ainsi été, à partir des années 1980, admirablement déconstruit dans ses dimensions idéologiques par Ramachandra Guha et William Cronon, pas ou peu cités ici.

« Négrocène » supplante en définitive « Anthropocène » et « Plantationocène ». Le terme désigne pour l’auteur « l’ère où la production [matérielle, sociale et politique] du Nègre visant à étendre l’habiter colonial joua un rôle fondamental dans les changements écologiques et paysagers de la Terre ». Chaque entrée de chapitre est signalée par le récit du trajet et de la cargaison d’un navire négrier historique. On y lit à quel point l’Africain.e noir.e est assimilé.e à de la matière, à une ressource (naturelle) qui viendra alimenter en tant qu’esclave (bien aliénable) les exploitations coloniales. Mais ici, « Nègre » englobe les humains et les non-humains, qui ont été et sont encore aujourd’hui « réduits à une ‘‘valeur énergétique’’ ». Le Nègre est noir, blanc, femme, ouvrier, fossile, forêt. Dès lors, le « Négrocène » de Malcom Ferdinand rejoint foncièrement le Capitalocène de l’historien Jason W. Moore, lequel a proposé en 2015 une histoire environnementale du capitalisme sur le temps long (à compter de la mise en place de l’économie-monde capitaliste au XVe siècle). Pour mieux comprendre la dynamique d’accumulation à l’œuvre, Moore a ajouté à la catégorie d’exploitation du travail celle d’appropriation, par dévalorisation, des forces naturelles (travail reproductif des femmes, travail productif des esclaves, productivité naturelle).

Le terme « Négrocène » vise en même temps à rendre compte des pratiques subalternes et des résistances au cœur de « l’habiter colonial ». La démarche semble s’inscrire dans une « histoire par le bas », une histoire des luttes environnementales, moins visible, plus collective et anonyme qu’héroïque. Elle s’oppose à l’académique, qui considère comme seuls pionniers de la pensée écologique de « grands hommes » blancs tels que Henry David Thoreau ou John Muir. La suite de l’essai est ainsi consacrée à « l’écologie décoloniale » depuis la Caraïbe. Sa figure de proue : la ou le marron, esclave en fuite qui prend refuge dans « la nature ».

Indéniablement, il y a dans cette volonté d’articuler résistance politique et résistance écologique – en l’occurrence toutes deux dictées par la nécessité – des pistes intéressantes, mais qui auraient mérité d’être plus franchement développées. Trouver refuge dans des montagnes, des forêts ou des marais, invite par exemple à reconsidérer la notion toute relative d’habitabilité. Des espaces a priori inhospitaliers fournissent néanmoins leurs services à des stratégies agricoles qui informent des pratiques sociales, et réciproquement. Si aujourd’hui « la figure du Nègre Marron pointe la pratique écologiste comme condition de l’émancipation », de quelle émancipation parle-t-on ? Rendre compte de l’interprétation que fait l’anthropologue James C. Scott du recours à « l’agriculture fugitive » et à l’usage « des communs de nature non domestiquée », pour échapper à l’emprise de l’État, aurait sans doute apporté une perspective (historique et anarchiste) intéressante.

Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l'écologie depuis le monde caribéen

Malcolm Ferdinand © Bénédicte Roscot

Malcom Ferdinand procède par ailleurs à une relecture attentive du naturalisme de Thoreau, également « père de la désobéissance civile », parti vivre dans les bois pour échapper au régime fiscal d’un État esclavagiste qu’il réprouve. Qualifié de « marron civil », l’auteur suggère ici que des alliances sont possibles. Pour autant, on peine à distinguer ce qui fait la spécificité de « l’écologie décoloniale » depuis la Caraïbe. La victoire juridique des Marron.nes Saramanka dans leur lutte pour la préservation des « forêts comme partie intégrante de leur communauté contre l’État du Suriname » souligne l’impératif de penser une protection de « la nature » par le bas, à partir de ses usages. Lutte pour la justice environnementale, elle nous rappelle que la défense d’un territoire, ici ou ailleurs, est inséparable d’un combat pour la dignité.

Malcom Ferdinand articule l’ensemble de sa réflexion à partir de la figure du navire négrier – on pense au formidable travail de l’historien Marcus Rediker qui en a fait le dispositif emblématique de l’essor du capitalisme. Dans Une écologie décoloniale, le navire négrier, au-delà de son ancrage historique, est déployé métaphoriquement : il est « un concentré du monde ». De la même façon, « tempête moderne », « arche de Noé », « cale de la modernité », « politique de l’embarquement », sont autant de traductions de la « double fracture ». Le parti pris d’une « sensibilité littéraire » est précisément ce qui constitue la singularité mais aussi l’obstacle principal de l’essai. À filer la métaphore et à accumuler images et néologismes, on rend certes perceptible une situation mais, énoncée sur le ton de la fable, sa réalité s’en trouve atténuée.

Bien souvent, à la lecture d’Une écologie décoloniale, on perd de vue le système déterminant à l’œuvre dans la crise écologique : le capitalisme. Pas seulement en tant que mode de production économique mais dans ses dimensions structurellement occidentale, coloniale, patriarcale et d’aliénation des natures comme la critique décoloniale, écomarxiste, environnementale et écoféministe a admirablement contribué à le définir. Tout terme est imparfait, certes, et l’on comprend bien l’enjeu du recours à la catégorie de « Nègre » ; mais on gagne parfois plus à préciser la portée d’un terme en le subvertissant de l’intérieur qu’à en forger d’autres. Dans cet ordre d’idée, « le cyclone colonial » n’est autre qu’un « capitalisme de la catastrophe » (Mike Davis) et le « Négrocène » est du même registre que l’exploitation capitaliste. Maintenir « Capitalocène », par exemple, permettrait, comme le note d’ailleurs l’auteur, « l’ouverture aux potentialités des critiques du capitalisme ». Si « Anthropocène » a sa page wikipédia, « Capitalocène » attend toujours la sienne.

Et nous touchons dès lors à la grande limite du livre : à ne pas suffisamment désigner systématiquement le moteur primordial de la catastrophe, on peine à formuler une alternative dotée d’une consistance politique à la hauteur de l’enjeu. Comment s’opère, en pratique, « l’écologie-du-monde », « politique de la rencontre entre humains, non humains et Terre » ? Cette « cosmopolitique de la relation » aurait gagné à être plus concrète : quels outils pour qu’elle advienne ? L’État-nation et le régime de propriété privée peuvent-ils en être le cadre ? Malcom Ferdinand propose des pistes pour penser le commun –  « alliances interespèces », « pont de la justice » –, il en faudrait aussi pour faire le commun. Bien saisir que crise raciale et crise écologique sont une seule et même crise car elles relèvent l’une et l’autre d’un même mode dominant d’habitation du monde, bien saisir cela est une étape essentielle. Décoloniser l’écologie est nécessaire ; démystifier le capital dans ses rapports à la terre [1] l’est tout autant.


  1. Je reprends ici l’intitulé de la thèse de philosophie soutenue par Paul Guillibert en octobre 2019 à l’université Paris Nanterre, Terre et capital. Penser la destruction à l’âge des catastrophes globales. Sa lecture a contribué, en bien des endroits, à préciser celle que j’ai eue d’Une écologie décoloniale.

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