Séminaire liturgique

On reste muet à la fin de la lecture du deuxième volume du séminaire de Jacques Derrida sur l’hospitalité, après avoir été secoué par une sorte de grand récitatif liturgique, fait d’insistances, de répétitions, et comme possédé par cette même folie qui traverse celui qui parle. Car il parle, souvent il improvise, comme jamais, et s’expose ainsi à accueillir la visitation d’une parole surprenante qui surgit sans s’annoncer. Lui qui, le plus souvent, écrit presque tout, se trouve emporté dans l’enchainement (le déchainement) de sa parole ‒ régulièrement interrompu, pour nous un quart de siècle plus tard, par les changements de bandes enregistrées signalés dans l’édition ‒ au point de s’étonner, avant de le lui interdire, que son auditoire, percevant visiblement l’état de transe dans lequel se trouve l’énonciateur, se mette à rire de ce qu’il dit de très grave. Impossible de « rendre compte » de la restitution écrite d’un événement oral qui a dû sidérer le public : on ne peut que témoigner de et pour sa/la lecture.


Jacques Derrida, Hospitalité. Volume II. Séminaire (1996-1997). Édition établie par Pascale-Anne Brault et Peggy Kamuf. Seuil, coll. « Bibliothèque Derrida », 368 p., 24 €


Derrida ne « reprend » pas vraiment le séminaire là où il l’avait laissé l’année précédente. S’il commente quelques faits d’actualité, comme la mise en garde (mai 1997) de Jacques Chirac visant « l’angélisme » supposé des intellectuels traitant des politiques d’immigration, ou encore la loi Debré (avril 1997), il ne s’agit plus, même si le motif est toujours présent, de tenter de problématiser une possible politique de l’hospitalité (conditionnelle), mais d’explorer, jusqu’à la folie donc, l’autre pôle, le  « pôle co-impliqué » (plutôt que l’idéal de la raison ou l’idée régulatrice), c’est-à-dire, l’hospitalité inconditionnelle. Car comment inventer des lois différentes, « un esprit de la loi différent », comment échapper au piège de « la police ou l’angélisme », à la division infantile entre « les gentils et les méchants », si l’on ne descend pas au fond des apories de l’hospitalité, de sa possible pervertibilité, si l’on ne prend pas conscience que le « saut » de la décision sera nécessaire pour surmonter le « hiatus » entre les deux pôles ?

Hospitalité. Volume II. Séminaire (1996-1997), de Jacques Derrida

Portrait de Jacques Derrida par Olga Berrios © CC2.0/Olga Berrios

Levinas (mort à la fin de l’année 1995, c’est-à-dire au début du séminaire) sera le Virgile de cette descente dans « l’abîme », et, malgré des pages déjà connues, car parues dans Adieu ‒ à Emmanuel Levinas (Galilée, 1997), on doit, avec les éditrices du séminaire, considérer ce second volume comme le quatrième lieu majeur de la rencontre entre les deux penseurs. Il faudrait aller jusqu’à dire que ces pages, surtout les moments improvisés, constituent une réouverture de ce qui avait été fermé à la fin de « Violence et métaphysique » (in L’écriture et la différence, 1964), un des trois lieux importants connus jusqu’alors de l’explication avec Levinas (avec celui de Psyché, l’invention de l’autre, tome 1, 1987, et Adieu), dans laquelle Derrida soulignait que l’entreprise de Levinas ne pouvait trouver « d’hospitalité » dans le logos grec, lequel « s’était protégé à jamais contre toute convocation surprenante ». La grande série des « questions de responsabilités » abordées lors du séminaire à partir des années 1990, dans laquelle s’inscrit la réflexion de Derrida sur l’hospitalité, suivie de celle sur le pardon, ne représente pas tant un « tournant » éthique, discuté par certains, que la tentative loyalement partagée de frayer un chemin à travers et au-delà de l’ontologie classique, et, comme telle, inacceptable pour elle, à la « signifiance » (mot-clé de la pensée de Levinas) légitime de la logique du « l’un-pour-l’autre ».

Cette conceptualité « folle » de l’hospitalité, au regard de la logique formelle et de la grammaire issues de l’ontologie classique, se creuse encore au sein de son impossibilité même (déjà largement explicitée dans le volume 1). Elle passe du statut d’originaire (« tout commence par l’hospitalité » et non par la guerre, comme le pensait Kant, cheminant de la guerre à la paix), où la thématique heideggérienne du Dasein comme « être-jeté » se renverse en « être-accueilli », à celui de seconde, le sujet accueilli se découvrant, au cœur même de sa constitution, « désapproprié » (terme central de tout le séminaire), non seulement hôte (host) mais « otage » de l’autre. Cette analyse bouscule au passage l’autre grande thématique heideggérienne du « séjour » qu’un nouveau commencement de la pensée réapproprierait adéquatement au Dasein. Chez Levinas, le « séjour » est originaire, selon la tradition biblique la Terre appartient à Dieu et tous les êtres « grouillant sur sa face » sont des invités, mais l’invité qu’est l’homme est un être « pour-l’autre », déraciné de lui-même, obnubilé par autrui, otage, substitut.

Derrida, commentant pas à pas l’œuvre de son ainé, discerne un « déplacement d’accent » entre Totalité et infini et Humanisme de l’autre homme qui survient, dit-il, « dans l’auto-contradiction, l’auto-déconstruction du concept d’hospitalité ». C’est l’apparition du concept de substitution, « de l’unique en tant qu’otage responsable pour tous et donc substituable là même où il est absolument irremplaçable ». Non pas logique de l’identique qui remplace sans reste un autre identique (Derrida abordera rapidement dans une de ses « dérivations » la question du clonage) ou qui, différent, remplit les mêmes fonctions, ni celle de la lieutenance, ni celle du nombre dans une série homogène – ouvrant potentiellement la tentation de « l’arithméthique » (1) – mais celle dans laquelle les trois sens du « pour » se rencontrent : le sens prothétique (se mettre à la place de l’autre), le sens datif (se dévouer, se sacrifier pour l’autre), le sens phénoménologique du pour-autrui (l’apparaître ou l’être du pour-l’autre).

Hospitalité. Volume II. Séminaire (1996-1997), de Jacques Derrida

« Hospitality » © CC2.0/Derek Clark

L’introduction du motif de la substitution provoque « un tournant dans la trajectoire du séminaire, en tout cas dans les références » qui le guident. Derrida, tout en continuant à lire Levinas, va suivre une piste seulement rapidement annoncée dans le volume 1, celle de la conception de l’hospitalité dans l’islam. Mais, en réalité, c’est davantage à un aspect très particulier des relations islamo-chrétiennes qu’il va consacrer la cinquième séance, et, plus précisément encore, à un personnage extraordinaire, Louis Massignon.

Ce dernier, catholique converti, proche de Huysmans, grand islamologue, apparait dans l’ombre de Levinas. Une proximité de sa pensée avec l’auteur d’Humanisme de l’autre homme trouble Derrida qui n’a pas, au début 1997, tous les moyens documentaires à sa disposition pour aller plus loin qu’une exposition de la pensée de Massignon sur la substitution. En janvier 1998, trop tard donc pour être utile au séminaire, paraîtra aux éditions du Cerf la version la plus informée d’un texte fondamental de l’islamologue, Les trois prières d’Abraham, qui permet de comprendre pleinement le contexte théologique de la thématique de la substitution. Derrida disposait encore moins de l’impressionnante édition des Écrits mémorables en deux volumes, dirigée par Christian Jambet, dans la collection « Bouquins » des éditions Robert Laffont (2009).

Cet inconfort documentaire n’explique pourtant pas pourquoi Derrida passe complètement à côté du combat de Massignon (avec son ami Judah Leon Magnes, fondateur de l’université hébraïque), partisan depuis sa jeunesse du retour d’Israël en Palestine, puis ennemi du sionisme étatique et colonisateur, pour qu’Israël ne succombe pas à la tentation de « devenir un État comme un autre », mais reste fidèle à sa vocation prophétique en faisant de la Palestine le « jardin de l’hospitalité ». Pire, Derrida semble soupçonner que l’intérêt pour l’islam serait l’alibi chez Massignon de son antisémitisme. Ce point est vraiment dommageable, car si Derrida avait mieux perçu, ce qu’il aurait pu faire, puisqu’il cite, paradoxalement, avec le matériel rassemblé dans Parole donnée (Julliard, 1962), paru l’année de la mort de l’islamologue, son action en faveur d’une Algérie décolonisée, le lien entre « mystique » et politique chez Massignon, prenant conscience que celui-ci se situait exactement au point névralgique du « hiatus » entre hospitalités inconditionnelle et conditionnelle, il nous aurait certainement fait le don d’une lecture moins faire-valoir d’un autre très grand penseur de l’hospitalité, Levinas, dont on ne sait, par ailleurs, s’il a eu le moindre contact avec Massignon. D’autant que la traduction du « mystique » en politique, au fond ce que Derrida nomme « l’invention » d’un esprit des lois nouveau, est exactement homologue à la question du tiers chez Levinas, sur laquelle s’étend longuement le séminaire.

Les analyses du séminaire reposent finalement pour l’essentiel sur un petit livre paru en 1987, L’hospitalité sacrée (Nouvelle Cité), qui réunit la correspondance entre Massignon et une riche Égyptienne melkite, Mary Kahil, autour du mouvement spirituel initié par les deux amis : la Badaliya, mot arabe qui signifie la substitution. Il s’agit avec cette sodalité d’inverser la logique du rachat des captifs. On se souvient que, du temps de la piraterie barbaresque, des milliers de chrétiens étaient enlevés en Méditerranée et revendus comme esclaves. Des ordres religieux, trinitaires, mercédaires, se consacraient à leur rachat soit les armes à la main, soit contre une rançon, soit, s’il n’y avait pas d’autre solution, en prenant la place du captif comme otage. Avec la Badaliya, le chrétien, libéré par la Vérité, offre sa vie, lui-même, pour la conversion du musulman. Nous sommes dans un contexte spécifiquement chrétien dans lequel le fidèle doit reproduire en lui l’hospitalité originaire du Père, figurée par la fameuse scène dite de « l’hospitalité d’Abraham » dans la Genèse, le don du Fils pour l’autre (la Croix) en vue d’une véritable communion des saints (dans laquelle l’un est responsable du salut de l’autre) dans l’Esprit. La spiritualité de la substitution est marquée, sans aucun doute, par son époque et peut apparaître comme une version excessive d’un christianisme doloriste, mais si l’on se met à son écoute, on l’aperçoit inscrite dans la dynamique de la Vie du Dieu Trinité, ce que ne manque pas, malgré son éloignement d’une telle tradition, de souligner Derrida.

L’auteur de Sauf le nom semble en arrêt devant la présence du mot « otage » chez Levinas et Massignon et en proie à la fascination de se trouver à un point de rencontre des trois traditions improprement appelées « monothéistes ». Le séminaire n’entrera pas plus avant dans ce point-là, mais la lecture de Massignon relance l’interprétation de Levinas et le travail de fouille continue, jusqu’à sa séance finale, au cœur de l’impossible substitution de l’insubstituable.


  1. Une des deux trouvailles de Derrida dans le séminaire, l’autre étant : « substitueries », évoquant les « annulations de la dette par un don sacrificiel » en quelque sorte illégitimes commises dans le conflit israélo-palestinien et ailleurs…

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