A priori, lire le livre de Gwenaëlle Aubry sur la pandémie de covid-19 n’est pas une perspective réjouissante. Pourquoi se remettre en mémoire, quatre ans après, l’omniprésence des masques, le confinement ou plutôt les confinements, les autorisations de sortie, le comptage quotidien des morts ? Elle ne craint pas de descendre dans l’Hadès, sinon elle n’aurait écrit ni Perséphone 2014 (Mercure de France, 2016) ni Lazare mon amour (L’Iconoclaste, 2016). Elle publie aussi La lettre absente, où elle retrace sa démarche. En ces nouveaux livres convergent son intérêt pour le rapport aux morts et à la mort et celui qu’elle porte à la puissance, que ce soit celle du divin, du politique ou de l’écriture.
Zone base vie peut sembler un de ces récits polyphoniques dans l’air du temps où sont représentés tous les âges de la vie, de l’enfant in utero à la personne âgée en EHPAD, rien de très neuf sous le soleil d’un printemps 2020 vécu par beaucoup, à l’instar des Parisiens du livre, principalement derrière des cloisons. Et pourtant. Il faut se souvenir que Gwenaëlle Aubry ne choisit pas des sujets faciles ou confortables, qu’elle n’a pas attendu le covid pour écrire sur la solitude et l’enfermement : L’isolée/L’isolement a paru il y a plus de vingt ans. Elle est non seulement romancière mais également philosophe, si bien que le romanesque s’accompagne d’un questionnement sur le pouvoir et la toute-puissance, un concept sur lequel elle a réfléchi dans le domaine théologique mais aussi politique. On lira d’ailleurs avec profit La lettre absente pour mieux comprendre en quoi Zone base vie s’inscrit dans la continuité de son œuvre.
L’un des personnages est une étudiante (en philosophie politique, justement), Kirsten Pedersen, privée par le confinement de cours et de contacts autres que virtuels avec ses camarades et ses professeurs. Il y a également deux traducteurs (dont l’un est aussi écrivain), une costumière, un ouvrier de chantier, un entrepreneur, une avocate. Les traducteurs ont l’habitude de travailler seuls et à distance, mais cela ne veut pas dire qu’ils ne sont pas affectés également dans leur vie professionnelle par le contexte de l’épidémie de covid : l’un deux, qui traduit des documents médicaux, en vient à refuser d’utiliser certains termes et ses traductions acrobatiques deviennent du même coup indésirables. On retrouve cette sensibilité aux usages quotidiens de la langue qui transparaissait déjà dans L’isolée : on choisit de « ne pas heurter la sensibilité » (de qui, d’ailleurs ?) en parlant de sans-emploi plutôt que de chômeurs, de sans-logis plutôt que de clochards. Indéniablement, l’épidémie de covid s’est accompagnée d’un vocabulaire spécifique, gestes barrière et distances de sécurité, pratiques très contraignantes au quotidien et parfaitement inapplicables derrière les barreaux, étant donné la surpopulation carcérale et l’exiguïté des parloirs. Les confinés vivotent dans leur « base vie » et le périmètre autorisé.
Gwenaëlle Aubry se réclame de La vie mode d’emploi de Perec et de sa mosaïque de personnages valant moins en eux-mêmes que pour ce qu’ils suggèrent. On croise dans l’immeuble de la rue Winckler beaucoup de spectres : la maladie et la mort, inévitablement, ainsi que la violence conjugale, le complotisme, la complaisance. On perçoit énormément de colère, particulièrement aux côtés du personnage de Kirsten Pedersen : contre la suggestion d’une situation comparable à une guerre, contre l’absence de cérémonie pour entourer une dernière fois les morts, contre l’isolement forcé, contre la fermeture prolongée des lieux d’enseignement et de culture. À travers elle, l’autrice livre un questionnement sur l’état d’urgence et la puissance des dirigeants.
Dans La lettre absente, Gwenaëlle Aubry parle de sidération et de mouvement, d’éblouissement et de fureur. La sidération s’applique bien au confinement et s’associe au mouvement puisque celui-ci a été suivi d’un déconfinement, dans un motif de « stop and go » désormais familier. La fureur parcourt à l’évidence le livre mais ne dévore pas tout : l’éblouissement tente de se faire jour dans la passion amoureuse et les corps-à-corps de l’avocate Manon Mernissi avec son client-amant Fulvio Manzoni, au mépris des convenances et des fameux gestes barrière.
L’autrice joue avec les clichés de la romance (fougueux Italien, voyage à Venise) et se plaît à retourner les situations. La famille bien sous tous rapports dont on jure qu’ils ont « réussi leur confinement » vole en éclats, l’épouse et mère dévouée ayant fini par en avoir assez. L’étudiante brillante, elle aussi, envoie tout promener ; après avoir navigué « d’île en île, d’homme en homme » par volonté de braver les consignes, de briser les distances de sécurité, elle prend le large pour de bon, en mer du Nord. Georges Szulewicz, très affecté par la mort de son amie Mado pendant la phase la plus dure du confinement, retrouve de l’allant grâce à un projet de traduction suggéré par la petite-fille de la défunte. Emmanuel Mulin, qui croyait que le confinement ferait prospérer ses projets, s’enferme dans un complotisme radical mâtiné de survivalisme et disparaît de la circulation. Claire Kouassi, la couturière, accouche sans encombre d’un petit garçon et son couple redevient apaisé et aimant.
Gwenaëlle Aubry traque les fantômes avec lesquels il a fallu vivre nuit et jour, faisant resurgir des mémoires tous ces gens qui se cachaient ou qu’on a enfermés parce qu’ils étaient juifs. Quel meilleur exemple que celui du temps figé du confinement pour défendre son idée selon laquelle le temps, après Auschwitz, « ne peut être retrouvé, ne peut être aboli ». La petite Livia Antunes elle-même, du haut de ses neuf ans, fait des cauchemars comme hérités du passé familial (un grand-oncle jeté au fond d’un puits parce que juif, poussant la famille à quitter l’Espagne pour le Portugal), mais paradoxalement la connaissance de ce passé l’en libère. Comme on le lit dans La lettre absente : « L’involontaire devient l’inconscient. Ce qui revient à travers lui, ce n’est pas la couleur d’un jour, la réalité vivante d’un être aimé. C’est ce qui puise aux douleurs muettes et aux grands oublis. »
Le temps semble se figer ou emprisonner les gens dans une roue d’écureuil, mais en réalité ils continuent d’évoluer. Qu’en est-il de l’espace ? Le monde entier se retrouve dans l’immeuble de la rue Winckler, Internet aidant : images de la Chine qui désinfecte Wuhan, de l’Italie qui confine avant la France, du Brésil à l’ère Bolsonaro, de la Côte d’Ivoire où le masque est un luxe. Mais le monde entier, d’hier, d’aujourd’hui et – pour une part – de demain, est là aussi dans les livres, les œuvres musicales et picturales, les références au théâtre et au cinéma. Les noms des personnages eux-mêmes ont des résonances littéraires : Antunes, Szulewicz (nom de jeune fille de la mère de Georges Perec), Manzoni, Vidal, voire Pedersen (vrai nom de Knut Hamsun). Manon Mernissi vient du Maroc, à l’instar de la sociologue Fatima Mernissi. « La lettre absente, cher Georges, vous souvenez-vous de ce que Scholem écrit de la lettre absente de la Kabbale ? Cette lettre qui manque à tout alphabet, cette lettre dont, livre après livre, on ne cesse de traquer le son et le tracé et qui, si on la trouvait, vaincrait le mal, rendrait forme au monde, le réparerait ? » Gwenaëlle Aubry se joint à cette quête dont l’idée n’est pas de réenchanter le monde mais de lui rendre le royaume des possibles. Ce qui passe par un éloignement d’avec le moi et surtout par un langage à inventer : « on diffracte, dans la durée et le mouvement de la prose, ce que [Ingeborg] Bachmann appelle les « fragments d’un espoir réalisé sur toute la surface du langage. » […] Pas plus qu’elle n’est là pour consoler du réel, la littérature ne suffit à le modifier. Mais elle a cette puissance : réarmer le possible ». On peut s’étonner de ce vocable militant, voire militaire, mais il est peut-être devenu difficile à éviter quand il s’agit de vaincre la haine et la peur.
On peut s’agacer de certains aspects du livre, dont les personnages les plus négatifs sont des hommes blancs hétérosexuels. Mais l’un des personnages les plus attachants, Georges, est lui aussi dans cette catégorie. Et ne perdons pas de vue la question de la langue : le personnage le plus extrême et haïssable, Emmanuel Mulin, est aussi celui qui se démarque par un style langagier bien particulier, qui fait la part belle aux sigles et croit déceler des vérités cachées dans des homophonies ou des symboles. Un avatar de novlangue déshumanisée, trop méfiant pour troller la Toile, trop inepte et individualiste pour nuire (« Mulin » comme un moulin sans o/eau), mais dont il serait imprudent de nier l’existence. Kirsten Pedersen a aussi son style à elle, ou plutôt c’est dans les pages qui lui sont consacrées que l’on perçoit au cœur même des phrases les difficultés du commun qu’elle incarne : lectures qui se télescopent avec des échanges de SMS, personnes en désaccord qui se coupent la parole. Il faut reconnaître à Gwenaëlle Aubry ce talent pour capter les expressions contemporaines, que ce soit pour en dénoncer le caractère déshumanisant ou pour éclairer ce qu’elles disent de nos sociétés.
Créer une langue qui ne charrie pas uniquement le poli, le policé, voire le policier, cela passe pour elle par des emprunts à d’autres langues (grec, allemand, italien, baoulé) et par la longue fréquentation de certaines œuvres que l’on fait dialoguer entre elles. Dans Zone base vie, les multiples références aux sorcières (via la pièce d’Arthur Miller Les sorcières de Salem, via La lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne, via une inscription d’un collectif sur un mur) peuvent au prime abord sembler plaquées : une femme mise à l’écart parce qu’elle est porteuse d’un virus, une femme dont la sexualité transgresse l’ordre établi, s’identifient-elles nécessairement à des sorcières ? Là encore, c’est plutôt la perception fine des usages linguistiques et symboliques : la sorcière est devenue une figure incontournable des discours féministes, de la même façon que la peste et tout ce qu’elle a engendré comme témoignages, représentations et réflexions a irrigué les considérations autour de l’épidémie de covid.
Gwenaëlle Aubry elle-même termine La lettre absente en l’évoquant : « Ces voix mortes qui vous aident à trouver la vôtre, on les porte en soi comme des présences très bruissantes, et très bienveillantes, qui, sans tyrannie, hantise ni autorité, vous font le plus précieux des dons : vous autorisent. À vivre, à écrire, à chercher à votre tour la formule-sorcière. » Elle voit dans ce rapport à la langue quelque chose que l’on trouve chez Plath et Bachmann : « On cherche ça, la langue du démon […] – une langue plus ancienne encore que la langue natale, une langue-matière, d’avant l’usage, d’avant l’histoire : la langue de la sorcière et des silencieux Mystères ». Le daimōn n’est ni masculin ni féminin, et Gwenaëlle Aubry cite abondamment auteurs comme autrices, si bien que le genre n’est pas la considération qui doit primer. Mais il ne faut pas non plus ignorer ou minimiser la contribution des femmes, dans ce champ comme dans d’autres. Rappelons que les textes d’Aubry ont fréquemment des femmes comme figures centrales, y compris des criminelles (L’isolée, Partages) et des militantes (La folie Elisa). S’il s’agit de dire le commun et les possibles, cela passe nécessairement par les hommes et les femmes, y compris dans ce qu’ils et elles peuvent avoir de plus dérangeant.