Poète, performeur, dramaturge, metteur en scène, Yoann Thommerel se lance dans une entreprise non originale : écrire des avis sur les restaurants qu’il fréquente. Puisque tout le monde aujourd’hui écrit des avis et les publie, pourquoi un poète s’en priverait-il ?
Dans Où mangeons-nous, que mangeons-nous ?, John Cage raconte une tournée avec la compagnie de Merce Cunningham en décrivant les repas pris aux restaurants. Thommerel part à son tour de cette situation ordinaire, qui consiste à manger hors de chez soi, pour produire des objets poétiques. Comme chez Cage, on aperçoit chez Thommerel un hors-champ professionnel – catégorie spectacle vivant – mais c’est la bouffe qui est centrale, le travail reste à la marge. Thommerel a la drôlerie de Cage, mais certainement pas son ascèse : les huîtres, les glaces, les frites, un pad thai, un sandwich morue tropicale, ou cette « aberration nutritionnelle » du nom de kouign-amann, remplacent utilement les champignons en menu unique. Cage n’a pas d’appétit, tout semble le dégoûter, il préfère observer les autres manger plutôt que manger lui-même. Thommerel, c’est l’inverse : fine bouche, il n’aspire qu’à se régaler (le verbe est récurrent). À peine entré chez un traiteur asiatique parisien, il salive : « je n’ai rien goûté encore, mais j’aime tout, déjà ».
Il fallait vider l’évaluation de sa fonction prescriptive, la rendre gratuite, pour actionner un processus d’expérimentation poétique. Thommerel ne sous-estime pas la capacité de cette forme d’écriture ordinaire à saisir les comportements et les affects. Qu’est-ce que les restaurants disent de nous ? Thommerel montre qu’il y a toujours quelque chose de bon à tirer d’un restaurant, même d’un dégueu, pourvu qu’on fasse preuve de réflexion. Les burgers du « Five Guys » de la gare du Nord ne présentent aucun intérêt culinaire, certes, mais la possibilité de combiner les ingrédients, permettant au client de créer jusqu’à 250 000 sortes de burgers, rappelle à Thommerel le vertige des poèmes permanents de Cortázar, que le lecteur peut composer à sa guise. « Il faut que je le retrouve, j’ai envie de le relire. Mon mauvais burger de chez Five Guys m’aura au moins fait ça. » Et puis on ne peut pas évaluer un restau de manière sérieuse sans tenir compte du contexte (et non pas du cadre, comme on dit dans les guides). Un repas très moyen dans un snack de bord de mer est largement compensé par la baignade merveilleuse qui l’a précédé. On a aussi le droit être sincèrement touché en observant une famille de prolos commander des frites.
La politique n’étant jamais loin, on moque volontiers « une cuisine satisfaite d’elle-même qui s’obstine à mariner dans une nostalgie nourrie par une mémoire sélective et dans une certaine idée des traditions et du bon vieux temps ». À l’inverse, on célèbre l’« immense cadeau culinaire fait par les Turcs à l’Allemagne, et par extension à l’ensemble de l’Europe et du monde » qu’est le kebab, « sandwich star cristallisant à lui seul pas mal de crispations sociales, politiques et identitaires ». Mais qu’on se rassure, le bon vieux restaurant franco-français est en perte de vitesse tandis que le kebab, dont on apprend qu’il a été créé par Mehmet Aygün en 1971 à Berlin, connait un succès international.
Même si notre obsession pour l’évaluation nous rend de moins en moins spontanés, il y a encore des circonstances dans lesquelles on doit s’en remettre au hasard : que tous les restaus (sauf un) soient complets ou que la faim nous saisisse entre deux services. Thommerel met à profit ces accidents pour se livrer à des expériences culinaires, comme celle d’actionner un distributeur de moules au milieu de la nuit, quitte à ensuite en manger à toutes les sauces trois jours consécutifs. Et lorsque l’on sort du théâtre à une heure tardive, après avoir assisté à une pièce angoissante dans laquelle une famille se suicide après avoir cuisiné et dîné, un MacDo a des vertus apaisantes.
Qu’est-ce qui fait qu’on entre ou non dans un restaurant ?, demande Thommerel qui ajoute : « Le nom peut rebuter. » Pour un restaurant, comme pour un livre, le titre accroche ou fait figure de repoussoir. Une confiserie qui s’appelle « À la sucette chaude » suscite la curiosité. « Le café Marcel », qui se targue d’afficher sur ses murs des images de Marcel célèbres, mérite qu’on en pousse la porte. En revanche, un établissement nommé « Le Chef et sa femme » a de quoi laisser perplexe : « Que se passerait-il si on me voyait attablé ici ? », s’inquiète l’auteur sur le pas de la porte (avant de choisir de ne pas s’y risquer).
La réussite du livre tient à sa manière d’inscrire avec tact de l’intime dans ces avis. Un diner d’anniversaire particulièrement réussi inspire à l’auteur cet aveu : « J’aime tellement aller au restaurant. J’aime aller au restaurant de manière exagérée. Peut-être tout simplement parce que j’ai grandi dans une famille de quatre enfants avec une mère qui faisait les courses à la calculette pour être sûre de rentrer dans un budget serré. La plus terrible des injustices. Déguster ces saucisses à la citronnelle est une expérience merveilleuse : « je n’aurais pas envie que ça s’arrête ». La mise en abyme est parfaite, nous non plus n’aurions pas envie que ce livre s’arrête. On aurait volontiers avalé 200 pages supplémentaires.