La nourriture et la perte

Stefania Giannotti évoque la mort de son fils en racontant sa passion salvatrice pour la cuisine. Il en résulte un récit intime ponctué de recettes, où l’appétit de vivre défie la perte, et où la nourriture, plus que la cuisine, est une mémoire vive et une invitation à l’oubli de soi.


Stefania Giannotti, Troppo sale. Un addio con le ricette. Feltrinelli, 182 p.


« Ce n’est qu’à travers le filtre de la cuisine que je peux relire mon passé et projeter mon futur. Cuisiner est une obsession maladive qui m’a sauvé la vie […] cela n’a alors plus rien à voir avec les gestes odieux des tâches ménagères. C’est au contraire – du moins pour moi qui suis architecte – un acte très proche de la réalisation d’un projet mené jusqu’à son aboutissement final. »

Dans son seul livre traduit en français (Une vie al dente, 2000, éditions Autrement, traduction de Fabienne-Andréa Costa), Stefania Giannotti (née à Rome en 1947) parcourait sa vie au gré de ses souvenirs culinaires. La Rome affamée de l’après-guerre avec les fritures, panades et soupes aux pommes de terre de sa grand-mère, qui « nourrissaient le ventre », la découverte d’une Italie multiple et parfois contradictoire – Milan et sa cuisine au beurre –, le boom économique et les frigidaires qui claquent, les années 68 et l’émancipation des femmes… « Récit de bouche », précisait l’éditeur sur la couverture de ce livre où le récit personnel se confondait avec les recettes qu’il invoquait, rédigées, comme dans un livre de cuisine, avec la plus extrême précision.

Son nouveau livre, qui tient également du récit autobiographique et du manuel de cuisine, s’intitule Trop de sel. Un adieu avec des recettes. Le point de départ en est un événement tragique : la mort de son fils unique par noyade en 1990. Et c’est à nouveau par le filtre de la cuisine, ou plus précisément de la nourriture et de la vie permanente dont elle est l’expression, qu’elle raconte un deuil et une résurrection.

« Ce n’est pas la mort qui ne laisse pas de répit, c’est la vie » : dans une courte introduction, Stefania Giannotti pose les jalons du récit à venir. Confrontée à la disparition brutale de son fils, elle est saisie dans le même temps par la « puissance de l’existence » et décide, vingt-cinq ans après le drame, de revenir sur cet événement dont elle ne veut « rien oublier ». En de brefs chapitres, elle s’attache dans la première partie à restituer les instants, « éclipses et flashes », qui relatent ce jour depuis lequel « rien n’est plus comme avant » : les flots bleus de la Sardaigne où le jeune homme a péri, l’inhumation, la maison qu’il n’a pas connue, la lumière du lendemain, la porte de sa chambre pour la première fois franchie après sa mort, les détails absurdes qui trahissent l’absence. L’écriture se tient à distance de tout sentimentalisme ; elle aborde franchement la douleur avant de s’en détourner par la magie d’une recette.

Stefania Giannotti, Troppo sale. Un addio con le ricette

Cet élan de vie, dont s’empare aussitôt la narratrice, se matérialise donc par la nourriture, et le récit se nourrit précisément – et vice versa – des nombreuses « pauses-cuisine » qui le ponctuent, soit des recettes évoquant un souvenir, un personnage, un lieu – instants fugaces qui ne se soucient pas de la chronologie – qui toujours célèbrent le geste, « automatique, matériel, presque mécanique, tourné vers les autres, accompli pour les autres ». Et de confier cette anecdote qui illustre le lien symbolique entre nourriture et perte : lorsque Stefania Giannotti, toute jeune femme, apprit la mort de son frère, c’est elle qui se chargea de l’annoncer à sa mère. Les premiers mots de cette dernière furent pour demander à sa fille si elle voulait un plat de spaghettis ; « son esprit était très loin mais les fourneaux lui permettaient de rester avec nous, avec moi ». Et ce furent ces mêmes spaghettis que Stefania Giannotti concocta après la mort de son fils, en mémoire de ces « maisons toujours pleines […] repas simple, économique, improvisé […] il n’y a pas d’invités et ce n’est pas un dîner. C’est plus que cela. C’est être proches ».

Loin de l’idée conservatrice de perpétuer une tradition en remplissant « ce détestable rôle dévolu depuis toujours aux femmes », Giannotti se réapproprie librement la cuisine, s’y immerge, s’y oublie ; la tradition ne doit pas être un « lien » mais un « moment de liberté » qui lui permet, en l’occurrence, de renouer le lien avec « la réalité qui s’échappe » et de se « distraire sans honte » (de la mort). Et comme toute cérémonie funèbre célèbre la vie par un vin d’honneur à la mémoire du défunt, la préparation d’un repas ou d’un mets rétablit le dialogue avec l’absent.

La seconde partie du récit est consacrée à « l’autre » vie de Giannotti, lorsqu’en 2003 elle se lance dans l’aventure de son propre restaurant, abandonnant momentanément l’architecture. « J’avais Rome, j’avais Naples, j’avais le Sud. Il me manquait Milan, il me manquait le Nord. Milan Rome Naples, un axe qui unit un pays depuis un siècle et demi et qui a déterminé sa culture culinaire. »

Comme dans Une vie al dente, souvenirs et recettes – aussi variées que les régions qui composent l’Italie – conjuguent une « cuisine de la mémoire » : mémoire intime – odeurs et saveurs sont les traces de son passé – et mémoire d’une culture méditerranéenne déterminée par le mythe de la mamma. Fille de 68, Stefania Giannotti se revendique quant à elle « nourrissante et jamais nourricière » ; entre deux recettes, elle raconte une page de l’Italie : la création de la Librairie des femmes en 1975 à Milan, le cercle CiCip, centre culturel et politique créé dans les années 1980 où l’on éditait entre autres la revue Fluttuaria, Signes d’autonomie dans la vie des femmes, conçue et financée exclusivement par des femmes. C’est là que Stefania Giannotti, « femme avant d’être mère », se constitua une famille d’amies, de compagnes et de militantes, hors des « liens définis par un statut mère père fils fille… »

Cette liberté d’esprit, ajoutée à celle que prend Giannotti de mêler les registres du récit intime et du livre pratique où chaque recette raconte une histoire, font l’originalité et l’intérêt de ce récit grave qui ne cède jamais à la facilité de la douleur.

À la Une du n° 45