La nuit où Dieu prit congé de lui-même 

Les lettres de Stig Dagerman nous révèlent un homme en crise. Une partie d’entre elles paraît en français en même temps qu’une nouvelle traduction de l’étrange histoire que l’écrivain suédois travaillait peu de temps avant sa mort, en 1954, à trente-et-un ans : un récit improbable et puissant de la rencontre ultime entre Dieu et Newton.

Stig Dagerman | Mille ans avec Dieu. Dieu rend visite à Newton, 1727. Trad. du suédois par Olivier Gouchet. Postface de Claude Le Manchec. L’Éclat, 88 p., 8 €
Stig Dagerman | Lettres choisies. Trad. du suédois par Olivier Gouchet. Préface de Claude Le Manchec. Actes Sud, 304 p., 22,80 €

Cette histoire avait d’abord été traduite par Elisabeth Backlund et Gustaf Bjurström pour la collection de Maurice Nadeau, Les Lettres Nouvelles (Denoël, 1965), avant d’être rééditée en 2009 avec des illustrations de Mélanie Delattre-Vogt. Presque cinquante ans plus tard, Olivier Gouchet en propose une nouvelle traduction, éclairée d’une postface de Claude Le Manchec.

C’est un grand silence qui naît de ce récit où tout le monde dort, alors que ceux qui ne dorment pas dans ce rêve à moitié fou sont tout simplement en train de mourir. Newton va recevoir la visite de Dieu. En attendant, il est décrit comme un grand collectionneur de silence, qui cultive des espaces dans lesquels on ne peut pas parler. Tout particulièrement, il aime à s’entourer de serviteurs muets, dont même le battement du cœur ne fait pas de bruit. Ce soir, c’est donc un miracle qui est en train de se dérouler dans la maison de Newton. Les lois de la physique viennent de s’inverser. Le domestique qui habituellement sert le thé en cette heure tardive se retrouve projeté au plafond. D’abord, le plateau s’élève dans les airs, suivi par le serviteur stupéfait. La grande loi de la gravitation universelle est contredite. Newton est furieux. C’est un scandale qu’il ne peut accepter.

Puis, lorsque ce serviteur muet atteint le plafond, il se met à parler. Là, Newton sait qu’il fait face à un miracle. Lui-même versa dans la théologie et la théosophie en son jeune temps. Il se tourne vers l’armoire du visionnaire Swedenborg, laissé derrière lui à Londres lors de sa tournée européenne. Il l’ouvre : « Des entrailles vides de l’armoire jaillit alors ce néant divin qui emplit les océans entre les étoiles, la perle de l’Univers, le silence sacré – le vide mêlé à la lumière ». Pour celui qui a décomposé le prisme des couleurs, ce vide devient le signe de cette inversion des lois de la nature. Newton comprend l’origine du miracle et envoie son domestique chercher un homme car Dieu est arrivé. Il doit lui rendre visite. S’ensuit un dialogue où Newton fait l’apologie des lois de la nature pour conclure qu’une telle perfection exclut le créateur. Ainsi, on apprend que la loi de la pesanteur est « l’amour de la chose pour la terre », tandis que Dieu cherche à pénétrer le cœur du monde et sa propre image. Mais voilà, ce soir Dieu apparaît devant Newton comme un vieux marin aux mains rongées par le sel. Ses interminables voyages à travers l’espace et le temps l’ont convaincu d’une chose : la déréliction du créateur. À peine rencontre-t-il un autre homme que celui-ci meurt sous ses yeux et se transforme en poussière en quelques secondes. La perfection de la création engendre une secrète nostalgie du créateur pour la créature, et vice versa.

Mille ans avec Dieu complète donc l’argument qui est au cœur de l’opuscule Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Il radicalise son pessimisme en montrant que, même pour un homme de foi, il n’y a nulle échappatoire, et certainement pas celle qu’offre la croyance en un Dieu. Ainsi, Newton baptise cet hôte qui se tient devant lui. Après quoi il offre un cadeau à celui qui vient d’entrer dans la mortalité humaine. Il le fait battre par ses domestiques pour l’initier à la souffrance. S’ensuivent les épreuves de l’humiliation et de la terreur, avant la douloureuse découverte de l’amour. Si Dieu prend congé de lui-même au milieu de cette nuit en se laissant baptiser, il devient pleinement humain qu’après l’acceptation de la peur et de la souffrance humaine. Face à l’hypothèse folle de cette métamorphose, on peut se demander s’il y a vraiment substitution et inversion entre la loi humaine et la loi divine. Alors que la perfection de la nature ne laisse aucune place à Dieu, il n’est pas certain qu’il trouve une place bien plus enviable auprès des hommes, car dans cette nuit brille une autre lueur que celle des Lumières. En combattant les ténèbres, la connaissance ne réduit pas la peur. Tout au contraire, elle engendre de nouvelles peurs. Connaissance et peur vont main dans la main, tout comme Dieu et Newton se rapprochent au cœur de cette nuit, confondant d’abord leur ombre puis leur chaise. 

Stig Dagerman, Lettres choisies Mille ans avec Dieu. Dieu rend visite à Newton, 1727
Statue de Isaac Newton, de Eduardo Paolozzi © CC BY-SA 2.0/Loco Steve/WikiCommons

Le silence qui ouvre ce texte est avant tout celui de la nuit dans laquelle Stig Dagerman écrit, loin du monde, rédigeant ses notules pour le journal du lendemain. Ce silence résonne comme la distance intérieure qui traduit la difficulté grandissante devant la création littéraire. Pourtant, Dagerman brise le cercle au cours de cette nuit où il rédige ce petit texte, un des derniers qu’il écrira, quelques semaines avant sa disparition. L’ambition de Mille ans avec Dieu dépassait ces quelques feuillets. Ceux-ci devaient servir d’introduction à une entreprise bien plus vaste, comme le rappelle Claude Le Manchec.

Ce dialogue entre Dieu et Newton devait introduire à un livre inspiré par différents épisodes de la vie du poète et écrivain suédois Carl Jonas Love Almqvist (1793-1866), dont la critique sociale qui fut inspirée par les idées de Rousseau au point de créer une communauté idyllique et rurale, qui vit á l’écart de la société moderne. La lecture d’un livre fantaisiste suggère à Dagerman l’idée de transformer le poète suédois en un personnage de fiction, imaginant une vie ponctuée d’épisodes bouleversants et de voyages-échappatoires qui brouillent la frontière avec la réalité. Après avoir été accusé de tentative de meurtre sur un de ses créanciers, Almqvist doit prendre la fuite et quitte son pays pour les États-Unis, d’où il reviendra un an avant sa mort. Selon la version fantaisiste, Almqvist aurait pris un bateau pour les mers du Sud et aurait été abandonné sur l’île de Maui où il aurait vécu selon son idéal utopiste comme un Robinson Crusoé abandonné à la déréliction et à la folie avant de se jeter dans un volcan. On imagine aisément l’affinité de cette figure fantasque et la grande fuite de Carl Jonas Love Almqvist dans l’esprit de Stig Dagerman, et comment une telle figure mène la littérature aux frontières de l’indicible. 

Le dernier Stig Dagerman se serait donc livré à l’étrange, comme placé sous la tutelle de Kafka, alors que ce texte – pour surprenant qu’il soit – ne formait que l’ouverture d’un livre plus ambitieux. Le cœur de ce texte est travaillé par ses tiraillements et son silence final. Mais alors, n’en vient-on pas à manquer la véritable figure de l’auteur ? Ne passons-nous pas à côté de l’homme que fut Stig Dagerman ? Où aller trouver cet homme de chair et de souffrance, sinon dans sa correspondance ? C’est ainsi qu’à côté de ce testament littéraire Olivier Gouchet et Claude Le Manchec proposent une sélection de lettres. Ce choix exclut les lettres à sa famille et ses proches. Il n’entend retenir que celles qui ont trait aux rapports entre l’écrivain et le milieu littéraire et éditorial qu’il côtoie entre 1944 et l’année de sa disparition. Il s’agit de montrer les combats menés par l’écrivain au cours de l’élaboration de son œuvre, ce basculement constant entre les besoins matériels les plus pressants et cette mauvaise conscience qui ronge l’écrivain qui doit incessamment réitérer ses demandes d’argent auprès de ses éditeurs. Il y a une cruauté et une déception qui ponctuent ces lettres, qui le mènent à la paralysie la plus complète : « Je ne sais plus rien faire, ni écrire, ni lire, ni parler, ni rire ». Et cette dernière lettre continue cet aveu au seuil de la mort, où Dagerman n’a plus rien à cacher, où tout lui semble faux ; il n’a plus qu’une demande, l’ultime : « Si seulement nous avions une lumière pour nous y cacher ».

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Ces lettres montrent le quotidien de l’écrivain. Elles dévoilent l’autre face de l’écriture, celle des projets en cours, de la difficulté liée à l’écriture, son abandon du journalisme, ses rapports avec ses critiques. Elles forment le sismographe de son esprit accaparé par divers projets et l’impact des difficultés matérielles qui minent la création artistique. Ainsi, une lettre à son éditeur Ragnar Svanström pour le rassurer affirme qu’il terminera son livre et l’invite à venir manger des écrevisses et boire de la Skåne. Quelques semaines plus tard, son éditeur reçoit les mots suivants : « mes capacités actuelles sont très faibles et ne peuvent rien contre la nausée et la lassitude d’écrire ». Face à cette impuissance de l’écriture, dans le creux des mots qui n’arrivent pas à se former, à se coaguler en une histoire, ces lettres tracent l’image d’un homme en crise, déchiré, tourmenté, oscillant entre désespoir et abandon.

Si les lettres de jeunesse bouillonnent d’un esprit combattif, apparaît très vite un premier contretemps : celui de la fatigue, il est inondé sous le travail et les recensions : « C’est que les livres sont somme toute un enfer, ici, dans mon entourage immédiat, cela grouille de livres ». Voici que cet enfer se transforme en maladie : « Ici, dans cette foutue ville, on est lentement mais immanquablement contaminé par la littérature. C’est une maladie répugnante qui grouille dans le sang comme de grosses larves laineuses ». Ainsi, on pourra lire les lettres d’Allemagne comme une fuite hors de la littérature et du livre, où le reporter résume son périple dans un style télégraphique : « après avoir été triste à Hambourg, esseulé à Berlin, gelé à Hanovre, effrayé à Essen, patraque à Düsseldorf, fatigué à Cologne, affamé à Wuppertal et bien trop repu à Solingen ». Les lignes suintent l’ironie au milieu du désastre, l’humour comme une forme de résistance face aux décombres. Ensuite, vient l’épreuve devant le miroir lorsqu’il rentre à l’hôtel avec ce constat : « il n’est pas besoin d’être grand clerc pour comprendre qu’on peut supporter de tout voir sans devenir aveugle. Ça n’est même plus horrible de rester ici plus longtemps. On se fatigue, c’est tout, et on dort bien la nuit ».

De roman en roman et de pays en pays, ces lettres tracent autant de périples que de péripéties. Et pour lier les deux, Dagerman trouve la métaphore du flot, du fleuve et du puits qui s’épuise. À son éditeur Ragnar Svanström, il écrit : « merci une fois encore pour l’argent, qui de nouveau a rempli à ras bord notre fleuve presque à sec ». Ailleurs, à propos des chroniques françaises, il atteint comme une clarté du vide lorsqu’il annonce au rédacteur de l’Expressen qu’il abandonne tout projet journalistique : « pour le moment je suis complètement vide et pour cette raison je ne dois pas faire la moindre tentative pour puiser des articles français dans ce puits à sec ». La création et le désespoir matériel oscillent comme l’incessante variation entre ces niveaux d’eau, entre être à flot et être à sec. Si cette tension traverse ses lettres, coulant comme de l’encre, celles-ci montrent la vérité d’un homme intransigeant, sans concession, tant dans la vie que dans la littérature.