Édouard Louis vient de publier Monique s’évade, le sixième volume d’une fresque autobiographique qui fait débat et provoque de vives réactions. Plutôt que de s’y limiter, EaN choisit de donner la parole à l’écrivain en prenant le temps de chercher à comprendre les mécanismes de récits qui explorent la manière de faire littérature « contre la littérature », déploient une écriture qui affronte les violences politiques et sociales et surtout comment des formes nouvelles tentent de s’inventer.
Le titre, Monique s’évade, vous inscrit dans la généalogie littéraire des récits de filiation et entre en écho avec Hélène Cixous et Ève s’évade. Elle a souvent dit qu’« on écrit toujours avec une main coupée », absente. Comme si écrire était de l’ordre d’un agir qui devait faire avec les fantômes. Alors, avec quelle main coupée écrivez-vous ? Avec quels fantômes ?
Oui, j’écris avec des fantômes et ce sont eux qui décident de ce que j’écris. Ils me convoquent. J’ai le sentiment que, quand j’écris, je ne suis pas libre : ils me contraignent à raconter une histoire plutôt qu’une autre. Et ils sont les visages, les corps, les individus du monde ouvrier de mon enfance. Au moment où je m’installe au bureau pour travailler, ils se manifestent, et ils me disent : « Tu ne peux pas écrire sur autre chose que sur nous. Nos vies, nos existences disent quelque chose de la violence du monde, nos corps portent en eux la vérité du monde, celle de l’exploitation, de l’exclusion, de la violence mise à nu et tu ne peux pas écrire sur autre chose. » Un jour, j’ai tenté d’écrire un roman où je parlais d’amour. Mais je me suis interrompu. J’ai eu honte. Les fantômes de mon passé sont apparus et ils m’ont dit « Tu ne peux pas nous faire ça. »
Pourquoi ? Parce qu’il y a un lien profond, il me semble, entre l’expérience de la violence et l’autobiographie. Comme si l’autobiographie était une conséquence de la violence, comme si elle constituait le genre littéraire des survivants. Historiquement, ce sont les femmes, les gays, les esclaves, les survivantes et survivants des camps, les rescapé.es de guerre qui ont écrit des œuvres autobiographiques, parce que la violence les convoquait à parler, à témoigner de la violence. L’un des exemples les plus éclairants de ce rapport dialectique, c’est Salman Rushdie, qui est non seulement un grand écrivain de fiction, mais aussi quelqu’un qui a théorisé l’approche de la fiction. Pourtant, deux fois dans sa vie, Salman Rushdie a écrit des livres autobiographiques : le premier en 2012, Joseph Anton : une autobiographie, quand une fatwa a été dirigée contre lui. Puis, le très récent Le couteau. Réflexions suite à une tentative d’assassinat lorsqu’un terroriste l’a poignardé. On le voit : au moment où Rushdie traverse une expérience ultra-violente, même ce penseur, ce défenseur de la fiction, est convoqué par les fantômes de la réalité vécue et devient témoin. Mais cela dit aussi quelque chose d’intéressant sur la violence : si elle engendre la parole, alors la violence est toujours précaire, en danger. Elle contient en elle-même le risque de sa propre destruction, puisqu’elle pousse certains individus à parler, et que parler de la violence, c’est la rendre visible, et la rendre visible, c’est se donner les moyens de la défaire.
On entend dans le sous-titre : « Le prix de la liberté », un questionnement complexe sur le prix à consentir pour l’obtenir. C’est peut-être de celle de votre mère, de la vôtre aussi qu’il s’agit, et plus loin d’une liberté collective, comme si le « je » se démultipliait. Peut-être est-ce là aussi ce qui explique la réception si enthousiaste de votre œuvre, l’empathie qu’elle rencontre auprès de lecteurs qui s’y retrouvent malgré toutes les différences. Comme si ce prix à payer était structurel.
Ce que je voudrais parvenir à faire, c’est mettre au cœur de mon travail l’individu qui s’évade, qui tente de s’évader. Et ce geste traverse tous les corps, dans toutes les fractions du monde social, pas seulement le monde que je décris. Dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Hervé Guibert raconte qu’à partir d’un certain moment Michel Foucault n’en pouvait plus d’être lui-même et qu’il rêvait d’une autre vie. Quand il apprend sa séropositivité, et donc sa condamnation, puisque à l’époque il n’existait pas de traitement pour le sida, Foucault dit à Guibert qu’il aimerait que les cliniques et les hôpitaux où les séropositifs se rendent pour mourir soient en fait des bâtiments qui auraient pour fonction secrète de permettre à celles et ceux qui y entrent de recommencer leur vie. Foucault dit : « On penserait que les gens qui entrent dans ces hôpitaux y vont pour mourir, mais en fait, il y aurait à l’arrière une petite porte par laquelle on pourrait ressortir, avec un nouveau nom, rien d’autre qu’un petit sac et quelques vêtements. Et comme tout le monde vous penserait mort, vous pourriez tout recommencer, on vous laisserait tranquille. » À un tout autre niveau, combien de personnages dans les romans de Proust ou de Woolf rêvent d’échapper à leur vie, se sentent enfermés en elle ? Combien de femmes ont rêvé pendant des années d’une existence qu’elles n’ont pas pu vivre ? C’est un peu cette anatomie d’un désir collectif, et donc politique, que je tente d’esquisser dans Monique s’évade.
Vous aviez d’ailleurs déjà mis la fuite et l’évasion au cœur de vos livres précédents…
Je suis fasciné par des auteurs qui ont creusé la même figure singulière de livre en livre. Comme Beckett celle de l’individu immobile, immobilisé, vieillissant. Comme Kafka, qui a creusé l’individu pris dans l’administration, dans la logique du pouvoir. Dans mes livres, j’essaie de creuser la figure de l’évasion et de penser la manière dont les tentatives de fuir constituent, peut-être, l’un des grands socles de nos existences. Dans l’univers de mon enfance, tout le monde voulait s’évader. Personne n’était content d’être pauvre, isolé, dans un village au milieu de nulle part. Personne n’était content de faire ses courses chez Lidl et de mal se nourrir. Personne n’était content de ne pas pouvoir manger tous les jours. Et ce mécontentement produisait des tentatives d’évasion, chaque jour, partout. Sauf qu’il y a des évasions qui n’aboutissent pas : comme j’ai tenté de le montrer dans Qui a tué mon père ou En finir avec Eddy Bellegueule, mon père, mon frère et beaucoup d’hommes dans le village solidifiaient et consolidaient leur immobilité au moment où ils pensaient s’évader. Boire beaucoup d’alcool était une manière de s’évader. On le sait : l’alcool, est une façon de ne plus penser à sa réalité, de s’en éloigner. La violence de mon frère, sur laquelle je suis souvent revenu, était aussi une manière d’échapper à son impuissance ; au moment où il était violent, il avait le sentiment de reprendre le contrôle sur sa vie, lui à qui la société avait tout pris. Mais mon frère, en pensant s’évader avec l’alcool, avec la violence, calcifiait en fait son destin, il créait sa propre prison.
Au fond, comprendre la société, c’est voir qu’il n’y a pas des personnes qui s’agitent d’un côté et des personnes immobiles de l’autre, mais plutôt des évasions et des tentatives d’évasion dans tous les sens, un chaos de mouvement, avec des tentatives d’évasion qui scellent des destins, et d’autres qui deviennent tout à coup possibles et presque miraculeuses, comme celle de ma mère dans Monique s’évade. C’est quelque chose que je n’aurais pas su voir quand j’ai écrit En finir avec Eddy Bellegueule. À l’instant où je l’écrivais, à dix-huit ou dix-neuf ans, je pensais, avec une certaine arrogance de transfuge, que j’avais, moi, été mobile dans un monde immobile. Maintenant, je vois mieux ces mouvements des corps et des êtres, partout, et c’est ce que je m’acharne à saisir.
Dans Qui a tué mon père, Combats et métamorphoses d’une femme, vous avez souligné l’importance pour vous de la répétition. Écrire un deuxième opus sur votre mère, c’est répéter une histoire d’évasion, la répéter peut-être finalement jusqu’à ce qu’elle réussisse vraiment. C’est un choix radical : l’esthétique de la répétition serait ainsi une réponse formelle à la logique politique de la répétition de situations de domination et de discrimination.
Une des natures de la violence, c’est sa répétition. Elle recommence toujours, ou, au moins, elle peut toujours recommencer. Si vous êtes un homme gay qui se fait traiter de « pédé » dans la rue ou une femme qui se fait agresser, vous savez que ce n’est pas terminé, que par définition cela peut toujours se reproduire, et cette répétition fait partie de la violence : il faut vivre avec l’idée du recommencement possible. Les femmes et les gays le savent : comment marcher dans la rue ? à quelle heure ? dans quel quartier ? est-ce qu’il est possible de tenir la main de la personne qu’on aime ou pas ?… Tout cela, ce sont des questions qu’on se pose pour éviter que la violence qu’on a souvent déjà vécue se répète, précisément parce qu’on sait qu’elle peut se répéter.
Donc, on pourrait dire qu’une littérature qui consisterait à faire l’archéologie de la violence et qui ne serait pas une littérature de la répétition passerait en fait à côté de son objet. C’est exactement comme chez Proust, où l’amour se répète. Il a cette idée que l’amour, comme la violence, c’est la répétition. Dans la Recherche, le narrateur tombe d’abord amoureux de Gilberte, puis il est amoureux d’Albertine, il affirme que chaque histoire d’amour est le brouillon inconscient d’une histoire d’amour future, et au fond, pour parfaitement décrire le sentiment amoureux, Proust a eu besoin de répéter plusieurs fois, à travers plusieurs romans, le récit d’une personne qui tombe amoureuse d’une autre personne… Pour revenir à la violence, on pourrait dire qu’elle défait l’opposition entre ce qui est là et ce qui n’est pas là, entre la présence et l’absence : puisque avoir vécu la violence, c’est savoir qu’elle peut se répéter, cela veut dire qu’il faut vivre avec ce risque, et donc que même quand elle ne se manifeste pas, la violence est quand même présente, en nous : elle nous force à être sur nos gardes, à modifier nos comportements. Même quand elle est absente, la violence est là.
Il y a une très belle page dans le livre qui s’appuie sur la fin de Combats et métamorphoses d’une femme : « Elle ne savait pas, et je ne pouvais pas savoir non plus, que ce rêve serait d’une durée aussi courte ». On se dit d’abord qu’ils avaient l’espoir que ça ne se répète pas, puis on perçoit la nuance induite par le « non plus ». Ils savent que ça va se répéter. La question, c’est de savoir combien de temps on a avant que la chose se reproduise et c’est très fort.
Oui, cela veut dire qu’écrire la répétition de la violence, c’est aussi écrire la répétition de l’évasion, de l’impératif de l’évasion. Comme si c’était un travail infini.
À l’occasion de la parution de Contre une littérature politique, Tiphaine Samoyault a dit de Louisa Yousfi, qu’elle mettait « en acte, en performance, ce que peut être une poésie politique qui fait ce qu’elle dit » (Le Monde des livres, 8 février 2024). Cette idée semble faire écho à votre propre geste d’écriture : faire de la politique avec les moyens de la littérature.
Alors justement, est-ce qu’il ne faudrait pas faire de la littérature avec les moyens de la politique, plutôt que de la politique avec les moyens de la littérature ? J’ai l’impression qu’il y a une esthétique de la politique dont la littérature ne s’est pas encore entièrement saisie. Très souvent dans ma vie quand j’ai assisté à des mouvements sociaux, quand j’ai participé à des manifestations, quand je suis allé à une Pride pour la première fois… j’ai ressenti une émotion esthétique très profonde. C’était beau, au sens esthétique, au sens d’un poème. Il y a des images de mouvements sociaux très émouvantes, parce que magnifiques : celles des congés payés en 1936, de Mai-68, des premières marches féministes… Et je me demande comment la littérature pourrait se saisir de cette esthétique-là, si singulière. La littérature a su trouver des moyens pour décrire des mouvements et des moments politiques : Zola qui restitue une grève, Sartre qui décrit les communistes dans Les chemins de la liberté, Linhart avec L’établi…
Mais que voudrait dire, non pas seulement utiliser l’esthétique romanesque ou littéraire pour parler d’un mouvement politique, mais se saisir de l’esthétique politique elle-même pour transformer l’esthétique littéraire ? Ne pas se contenter d’aborder des sujets politiques, mais trouver une forme et un style qui s’inspireraient de la politique. La poésie du slogan, l’ultra-explicite, la répétition des refrains comme dans une manifestation où l’on répète plusieurs fois un mot d’ordre, la beauté des cris… Tout ça, ce sont des dispositifs esthétiques propres à la politique, que j’ai essayé tant bien que mal d’intégrer dans l’écriture. C’est une recherche formelle, et je pense qu’on pourrait la pousser plus loin. Le cinéma, peut-être, est en avance là-dessus : Jean Luc Godard ou Robin Campillo ont fait des films comme La Chinoise ou 120 battements par minute, qui s’inspirent de l’aspect formel de la politique : utiliser le débat politique ou l’assemblée générale comme un rythme, un style, une manière de filmer. Pas seulement poser une caméra et filmer une AG, mais transformer la manière de filmer, en s’inspirant de la forme saccadée, vibrante d’une AG. La littérature, même s’il existe des exceptions comme Claudia Rankine ou Laura Vazquez, est peut-être encore en retard là-dessus. Et c’est de ce côté-là que je voudrais creuser.
Cette « esthétique de la politique » est déjà présente dans vos autres récits, notamment via la polyphonie que vous figurez par différents dispositifs graphiques – guillemets, italique, parenthèses, crochets, disposition du texte. Comme un petit poème qui vient se greffer sur la page. On retrouve ici les différentes voix – de votre mère, de l’homme qui la fait souffrir, la vôtre dédoublée en narrateur et en fils – mais dans un déséquilibre qui semble peu à peu intentionnel.
Oui, c’est juste. J’ai cherché une façon d’écrire qui reflèterait cette évasion de ma mère dans Monique s’évade, en travaillant sur la ponctuation, les passages à la ligne, les italiques. Quand vous écrivez une phrase en italique au milieu du paragraphe pour rapporter une parole prononcée, ce n’est pas la même chose que de passer à la ligne avec un tiret, c’est plus rapide, c’est une technique d’accélération, et j’ai réfléchi à tout cela en construisant le récit. Comment faire, formellement, pour accélérer, décélérer ? Je l’ai souvent dit, mais je suis persuadé que chaque vie, chaque expérience, chaque corps, mérite sa propre forme littéraire. Dans En finir avec Eddy Bellegueule, je cherchais un ton proche de la confession pour raconter une enfance vécue dans le secret et la honte de l’homosexualité. Je lisais et relisais Rousseau, Gide, des récits à la première personne.
Quand j’ai entrepris l’écriture de Qui a tué mon père, où je voulais raconter les effets de la violence politique sur le corps de mon père, j’ai relu cent fois le J’accuse de Zola et les pages de Marguerite Duras dans La douleur où elle attaque Charles de Gaulle. Là, pour Monique s’évade, je me suis appuyée sur deux œuvres qui m’ont profondément marqué : Le vieil homme esclave et le molosse de Patrick Chamoiseau, qui raconte une poursuite, celle d’un esclave s’enfuyant d’une plantation ; et Des souris et des hommes de Steinbeck, où deux hommes essayent de fuir leur vie et rêvent d’une vie meilleure, et où l’élaboration de cette vie rêvée se fait par des dialogues, le livre étant écrit presque intégralement à travers des échanges de paroles. J’ai cherché pour Monique s’évade une forme littéraire qui serait à la fois comme une course, qui reflèterait formellement le mouvement de ma mère qui s’évade, et une mise en dialogue qui fait de cette fuite un acte en train de se produire, comme chez Steinbeck, même si, chez Steinbeck et chez Chamoiseau, la fuite échoue.
Vous n’êtes pas témoin direct de l’évasion de votre mère. Tout passe par une médiatisation qui impose un dispositif complexe. Le livre articule ainsi trois trames : la fabrique de l’évasion, le récit de l’évasion et la fabrique du récit de l’évasion. Ça se fabrique sous nos yeux. Comment avez-vous procédé ? Avez-vous gardé des traces de vos échanges d’alors ? À partir de quels matériaux avez-vous travaillé ?
Oui, Monique s’évade est aussi, en un certain sens, un récit technologique. Puisque, quand ma mère s’évade de chez cet homme qui la maltraite, je suis à ce moment-là à l’étranger, et je l’aide à distance : je lui appelle un taxi depuis Athènes, car ma mère est blessée à la hanche et ne peut pas prendre les transports en commun. Quand elle arrive chez moi, où je lui propose d’aller se réfugier, je lui commande un repas en ligne parce qu’elle est épuisée par sa fuite. J’appelle mon ami Didier qui est à Paris, pas très loin de ma mère, et qui va aller l’aider. Puis je rappelle ma mère, en vidéo, pour prendre de ses nouvelles. Ce qui m’a intéressé, c’est de voir comment, puisque nos échanges avaient lieu par des instruments technologiques et numériques, le portable, la vidéo, les applications de commande de repas, WhatsApp, etc., comment cette situation pouvait affecter concrètement l’écriture du livre. Comment ces modes de communication contemporains peuvent-ils transformer l’écriture d’un dialogue dans un roman, par exemple ? Comment la communication extrêmement rapide offerte par la technologie peut-elle permettre de donner un autre rythme à la narration ?
Quand je disais tout à l’heure que j’avais voulu trouver une forme littéraire qui ressemblerait à une course, à un film d’action, à une fuite à bout de souffle et sans temps mort, le fait d’inclure dans le récit ces outils technologiques, très explicitement, me l’a aussi permis. François Bon – je cite beaucoup comme d’habitude, mais c’est ma manière à moi de m’évader, de penser avec la tête des autres, de me fuir –, a écrit un grand livre sur la technologie chez Proust : Proust est une fiction. Il y analyse comment les mutations technologiques, la voiture, le téléphone, transforment l’écriture proustienne. Comme si les innovations technologiques permettaient toujours de nouvelles recherches formelles, comme si même la création d’un nouveau modèle de voiture ou celle d’une nouvelle puce informatique pouvaient être des cadeaux faits à la littérature. Les écrivains devraient regarder les annonces de création de nouveaux téléphones ou de nouvelles montres connectées : peut-être que ces annonces contiennent la possibilité de nouvelles formes de narration.
Dans Monique s’évade, vous avez utilisé une photo de votre mère comme dans Combats et métamorphoses d’une femme. C’est pourtant différent. Vous ne la mentionnez jamais au cours du récit, alors qu’elle le déclenchait dans le premier opus. Ces images forment une véritable boucle. La première vous fait perdre les mots, alors qu’avec la seconde les choses deviennent possibles, le langage reprend ses droits.
Ces photos sont liées au projet qui unit ces deux livres. J’ai voulu écrire sur ma mère. Je ne voulais pas métaphoriser sa vie, je ne voulais pas écrire sur quelqu’un comme elle, mais écrire sur elle, pour aller le plus loin possible dans ce projet : venger le destin d’une femme qui avait été invisible toute sa vie, en la rendant visible. Il y a un épisode bouleversant dans Le Temps retrouvé, pardon, je suis un peu obsédé par Proust ces temps-ci, c’est tellement banal de la part d’un écrivain, j’ai un peu honte mais je veux quand même mentionner ce passage où il s’arrête brutalement dans son roman et dit : voilà, tout ce que j’ai écrit jusqu’à maintenant est un travail de pure fiction, tous les personnages sont inventés, mais je voudrais maintenant parler d’un couple de millionnaires qui sont venus au secours d’une femme de leur famille qui a perdu son mari à la guerre, et qui ont tout sacrifié pour elle, pour l’aider, qui ont renoncé à leur vie, à leur confort pour elle, qui se sont levés chaque jour à l’aube pour aider cette femme à tenir un petit bistrot dont elle était la tenancière. Proust nomme ce couple : ils s’appellent les Larivière. Pour leur rendre véritablement hommage, Proust refuse de les fictionnaliser, de les transformer en personnages. C’est la même chose que j’ai voulu faire avec ma mère : écrire sur elle, pas sur quelqu’un comme elle, parce que cette femme, ma mère, a souffert de n’être jamais regardée dans sa vie, d’être ignorée. J’ai voulu inclure des photos d’elle, précisément elle, son visage, sa peau, ses yeux. Il y a dans ce geste proustien une dimension profondément politique. Une revanche.
D’autant que, vous le mentionnez dans votre livre, c’est votre mère elle-même qui vous demande d’écrire sur sa vie.
Oui, je le disais juste avant, ma mère, de par son existence, a toujours souffert de l’invisibilité : elle a passé une grande partie de sa vie à la maison, à cuisiner pour sept ou huit personnes, à faire le ménage pour les autres, emmener les enfants à l’école, repasser, faire les courses. Cette situation lui donnait le sentiment de ne pas être prise en considération, d’être maintenue dans l’obscurité de la vie domestique, constat qui était renforcé par l’appartenance aux classes dominées. Ce qui fait que ma mère, en me demandant d’écrire sur elle, me demandait de l’aider à sortir de cette malédiction de l’invisibilité. En le faisant, en répondant à cette commande, j’ai eu, moi, l’impression de pouvoir changer quelque chose pour elle, tout de suite, par la littérature. Que voudrait dire faire une littérature performative, qui produit un changement immédiat, pour une personne ou un groupe de personnes ? Que voudrait dire faire une littérature qui n’attend pas ? Le théâtre s’est emparé de cette question.
J’ai vu un jour le grand spectacle de Milo Rau, Oreste à Mossoul (créé à Gand en 2019). Dans ce spectacle, Milo Rau a choisi de recréer l’Orestie d’Eschyle à Mossoul, juste après la chute de l’État islamique, dans les décombres d’une école de théâtre détruite par l’EI. Il a fait appel à une troupe d’acteurs qui ne pouvaient plus jouer, précisément parce que l’EI avait détruit leur école et interdit à la population de faire du théâtre. Milo Rau s’est rendu sur place pour filmer ces acteurs. Le jour où j’ai vu cette pièce, j’ai ressenti un choc profond. J’ai pensé : Milo Rau a réalisé une œuvre qui a changé quelque chose tout de suite pour quelqu’un. C’est-à-dire que son œuvre avait quelque chose d’une métamorphose en acte. Grâce à son spectacle, ces acteurs pouvaient faire ce qui représente leur vie, leur rêve, leur passion : à savoir du théâtre. Et ça, c’est une vraie rupture par rapport à une vision plus classique de ce qu’on peut attendre d’un artiste, dont on espère que l’œuvre changera le monde dans dix, quinze ou vingt ans. La position de Milo Rau est radicalement autre : il veut faire une œuvre qui change immédiatement quelque chose. À la sortie de ce spectacle, je me suis dit : c’est ça qu’il faut réussir à faire, une œuvre qui agisse au présent. Et quand j’ai écrit Monique s’évade, j’avais l’impression de réaliser un peu ce vœu, changer quelque chose pour ma mère. Lui donner une visibilité qui la vengeait, concrètement, de son destin.
Dans Qui a tué mon père, vous affirmez une « littérature de confrontation ». Ici, il existe visiblement quelque chose de l’ordre d’une littérature de réparation. Comme s’il s’agissait de raconter pour rendre possible la réparation des dysfonctionnements du système, une réparation collective qui dise aussi la place de l’amitié, de la solidarité active, l’idée de l’acceptation de l’autre…
J’ai essayé de concilier les deux dans Monique s’évade, oui, à la fois une littérature de la confrontation, et une littérature de la réparation. Ce que j’appelle la littérature de confrontation est une littérature de recherche formelle. Elle part d’un questionnement autour de la littérature engagée, telle que Sartre l’a définie : l’écrivain ou l’écrivaine rend visible un phénomène social, dévoile quelque chose qu’on ne voyait pas avant, et, en faisant cela, nous vole notre innocence. On est sommé d’agir ou de ne pas agir face à ce que l’artiste a dévoilé, par exemple le racisme, la violence de la bourgeoisie, la situation des femmes. La littérature de confrontation consisterait à poser cette question : et si nous savions déjà tout ou presque tout ? C’est, il me semble, d’autant plus vrai aujourd’hui avec internet, la circulation de l’information, l’information démultipliée à l’infini, les réseaux sociaux. Tout le monde sait que nous vivons dans un monde raciste, violent, inégalitaire, le rôle de la littérature n’est donc peut-être plus de dévoiler une chose qu’on ne voyait pas, mais au contraire de nous forcer à voir quelque chose qu’on connait déjà, mais que, la plupart du temps, on ne veut pas voir.
C’est là que l’importance du travail formel intervient : parce que la forme est ce qui va permettre ou non de forcer le lecteur à voir ce qu’il ne veut pas voir. Dans Monique s’évade, il y a par exemple un travail autour de l’injure : je mets des insultes à la ligne, les unes après les autres, comme des listes, je les mets en valeur, et il y a là une volonté de confronter le lectorat à des formes de violence verbale extrême que peuvent rencontrer des femmes comme ma mère, simplement parce qu’elles sont nées femmes. Ma mère a été dans sa vie parfois traitée de grosse vache, de salope, par des hommes ivres. Je ne voulais pas métaphoriser cette violence, mais la mettre en valeur, pour produire une confrontation plus grande. Quand j’écrivais le livre, je lisais Alfred Jarry, Céline, les écrivains qui ont utilisé l’injure, le gros mot. C’est difficile, très difficile, parce que ce sont des mots qui sont intrinsèquement laids, qui ne contiennent aucune poésie, ce n’était pas facile d’écrire « salope, pute, conne » dans un incipit. Pourtant, en masquant ces mots, j’aurais masqué une certaine réalité de la violence, et je serais passé à côté de la confrontation. J’aurais mis le lecteur ou la lectrice plus à l’aise.
Et la réparation ?
La réparation est un travail politique, et oui, c’est vrai aussi, c’est quelque chose que je n’avais pas encore essayé dans mes précédents livres, à part dans Combats et métamorphoses. Combats et métamorphoses d’une femme et Monique s’évade sont des livres de réparation, de réparation des violences et des épreuves qu’une femme a rencontrées dans sa vie. Ils le sont aussi dans la mesure où ils sont des livres de joie : je n’avais jamais écrit la joie auparavant, parce que j’en avais honte. J’avais honte d’écrire sur la joie, parce que je me disais que l’urgence, c’était d’écrire sur la violence avant tout, qu’en écrivant sur la violence on peut tenter de la défaire, et donc créer un peu plus de beauté dans le monde, alors qu’en écrivant sur la joie et la beauté directement, on ne change rien, on célèbre quelque chose qui est déjà là, on fait un travail par nature apolitique – sauf quand Genet ou Pasolini peignent la beauté des mondes considérés comme laids par le reste de la société : les voleurs, les prostituées, les homosexuels. Mais en écrivant Monique s’évade, je me suis rendu compte que, peut-être, la joie de ma mère était politique, parce qu’elle était justement une réparation. Qu’elle était une joie arrachée à la laideur du monde, la joie d’une femme à qui on avait tenté de voler sa joie pendant des décennies. Il y a des formes de joie qui reproduisent le monde et d’autres qui la défont.
Vous avez dit en 2019, à Berlin, dans une conférence : « Il me semble qu’il existe quelque chose de profondément émancipateur dans l’aveu de l’échec. » Vous avez finalement renoncé à faire de ce livre une facture, à indiquer le coût de l’évasion dans les marges comme vous l’aviez prévu initialement. Et vous écrivez : « Est-ce que la littérature peut tout dire ? Si oui, alors j’ai échoué. Si non, alors la littérature ne suffit pas ». Pas sûr que ces réponses correspondent pas à votre geste d’écriture
C’est vrai, Monique s’évade est un livre qui a commencé avec des chiffres. Les chiffres étaient là avant les mots. Je voulais évaluer, comme Woolf l’a fait dans Une chambre à soi, combien coûte, concrètement, la liberté. L’idée était, au début, de créer des marges épaisses autour du texte, ce qu’a fait Barthes dans les Fragments d’un discours amoureux, mais contrairement à Barthes je n’aurais pas mis dans ces marges des références littéraires ou intellectuelles : j’y aurais mis des sommes d’argent, le prix qu’a coûté pour ma mère le fait de louer une maison pour s’éloigner d’un homme qui l’avait maltraitée, de payer des meubles, de payer une caution, de s’acheter de la nourriture… Je voulais que mon livre ressemble à une facture, et donc, au fond, je voulais agresser la littérature, en incluant en lui ce que le champ littéraire considérerait sûrement comme le sommet de la vulgarité, du trivial : une sorte de ticket de caisse. Mais j’ai échoué. Quand j’ai terminé la première version du manuscrit, avec les sommes dans les marges, je l’ai imprimé pour le relire et le livre était laid, illisible, vulgaire justement. Et pourtant, l’argent a été au cœur de l’émancipation de ma mère. Sans argent, elle n’aurait pas pu fuir cet homme, elle aurait été prisonnière, d’autant plus dans un contexte politique français où les aides sociales sont de plus en plus difficiles d’accès. Comment une femme peut-elle fuir la domination masculine si elle n’a rien ? Si l’argent a été au cœur de la libération de ma mère, pourquoi est-il aussi difficile de parler d’argent en littérature ? Qu’est-ce que cela dit de la littérature, de ses normes inconscientes, de ses règles ?
Vous aviez déjà voulu, avec Qui a tué mon père, questionner cette frontière entre le dicible et l’indicible en littérature.
Oui, j’avais énuméré dans ce livre les réformes politiques qui ont impacté la vie de mon père. J’y faisais une liste de reformes de Sarkozy, de Chirac, de Hollande, qui ont fait que tout à coup, parce que des médicaments étaient déremboursés ou des aides sociales réduites, mon père ne pouvait plus se soigner, ou ne pouvait plus se nourrir correctement. J’essayais de montrer que, dans les classes populaires, on est très exposé à la politique et que des réformes de Hollande ou de Sarkozy sont des réalités intimes, autant que la première fois qu’on fait l’amour, autant que sa relation avec son fils ou sa fille… Et justement, je me souviens que, quand j’écrivais ce livre, je me sentais mal à l’aise. Je me demandais : est-ce que je peux réellement écrire Jacques Chirac ou François Hollande dans un livre littéraire ? Est-ce que la littérature ne mérite pas mieux ? Je trouvais ces noms laids, in-importants, anecdotiques, pas assez nobles. Et pourtant, ne pas parler de ces gens et des réformes qu’ils ont mises en place aurait voulu dire ne pas parler totalement de la vie d’un homme comme mon père, puisque l’histoire de son corps, et du corps ouvrier en général, est aussi l’histoire de ces hommes politiques et de leurs décisions injustes.
Bien sûr, la littérature a déjà souvent parlé de la politique, comme Balzac qui parle de Napoléon ou Sartre du Parti communiste, mais d’abord, Napoléon et le Parti communiste ont eu plus d’envergure que Sarkozy ou Chirac, et en plus je décrivais dans Qui a tué mon père des réformes précises, qui, justement de l’extérieur, quand on n’est pas touché par elles, paraissent anecdotiques. Pourquoi est-ce que j’ai réussi à inclure ces noms dans Qui a tué mon père, et pas l’argent dans Monique s’évade ? Je ne sais pas. Mais en tout cas, il est important de s’interroger sur les frontières de la littérature, sur ce qu’elle met en dehors d’elle-même pour se constituer comme littérature : par exemple l’argent, les réformes politiques… alors que ces deux dimensions constituent une part importante de la vie des dominé.es. Est-ce que cela veut dire que la littérature ne peut pas totalement raconter les dominé.es ? Qu’il faudrait renverser toutes ses normes, à la fois celles qui sont formulées et celles qui ne le sont pas ? Dans Le rire de La Méduse, Hélène Cixous montrait que la presque totalité des normes littéraires dans l’histoire de l’écriture étaient formées par des principes masculinistes déguisés en principes esthétiques. Dans quelle mesure les normes esthétiques sont-elles aussi des normes de classe ?
Dans le livre, vous écrivez « la honte est une mémoire », ajoutant : « Plus tard ma honte continuera de s’élargir, de prendre toujours plus de place en moi ». Comme si la honte du transfuge de classe devenait un entre-deux, un non-lieu où l’on n’est déjà plus dans son monde d’origine, sans pour autant être parvenu à arriver pleinement dans l’autre monde. Comme si, en-dessous de la surface visible, plane, lisse et brillante, il restait toujours une forme de verticalité, une faille qui donne le vertige.
Oui, oui. Passer d’une classe à une autre, c’est opérer une telle violence sur son propre corps que cela laisse forcément des traces. J’ai essayé d’en faire une description détaillée dans Changer : méthode. Passer d’une classe sociale à l’autre, c’est apprendre une autre manière de parler, une autre manière de s’habiller, renoncer à des choses qu’on aime, des pratiques, des goûts, parce qu’on a peur de ne pas être légitime. C’est d’une violence inouïe. C’est tant de choses qu’on doit tordre à l’intérieur de soi. Ce sont des hontes accumulées, des humiliations pendant des années produites par la confrontation avec la bourgeoisie qui vous demande : « Pourquoi tu parles comme ça, avec un accent du Nord ? Pourquoi tu t’habilles comme ça ? Pourquoi tu as les dents abimées ? » C’est l’illégitimité qui se rappelle en permanence à vous par des micro-pouvoirs. On ne peut pas traverser des années d’humiliation, des années de honte, sans en garder des traces. Ce qui est drôle d’ailleurs, c’est que les essayistes réactionnaires qui disent aujourd’hui qu’on peut être transfuge de classe sans souffrir, qu’il ne faut pas être « doloriste », ces essayistes parlent avec les manières de la bourgeoisie, s’habillent avec les vêtements de la bourgeoisie : ce qui veut dire qu’eux aussi ont été disciplinés par la honte. Qu’elle a été trop forte, qu’ils n’ont pas su y résister. Si la honte n’est pas si dure que ça à vivre, alors pourquoi est-ce que ces essayistes, dont certains sont eux-mêmes des transfuges, pourquoi ne parlent-ils pas avec les manières ouvrières de leur enfance ?
Diriez-vous que vous avez transformé cette honte et cette douleur en une matière littéraire ? Que là que se situe la filiation possible entre les écrits des transfuges ?
Quand on a vécu intimement la transition de classe, on sent à quel point les classes sociales tiennent à une infinité de choses, tellement profondes. On sait que les classes, ce n’est pas seulement une question de revenus ou de place dans les rapports de production, comme dans la tradition marxiste, mais que c’est aussi ce qu’on mange, comment on s’habille, comment on rit, comment on parle, quel sport on pratique, quelle musique on écoute. C’est pour ça qu’il est aussi violent de passer d’une classe à une autre. Parce qu’entre les classes dominées et les classes dominantes, il n’y a pas une porte, il y en a huit cents. En même temps, je crois que, oui, cette expérience du transfuge de classe est une occasion d’écrire les classes sociales autrement. Je crois que c’est extrêmement important de tenter de transformer les signifiants traditionnellement associés aux classes sociales. J’ai l’impression que dans l’art, dans le journalisme, dans l’espace public, on donne toujours les mêmes images de la classe ouvrière. On remobilise sans cesse les mêmes signifiants, et je l’ai fait aussi : le mur de briques, l’usine, l’homme avec sa clope, la télé. Bien sûr, tout ça fait partie de la réalité aussi, mais ce sont des images qui ont été tellement utilisées qu’elles sont usées, qu’elles ne disent plus rien. On les a trop vues, trop entendues, trop répétées. C’est pour ça aussi que les dominé.es sont invisibles : pas seulement parce qu’ils sont moins représenté.es que les dominants, mais aussi parce qu’ils sont mal représenté.es, ou représenté.es avec des signifiants trop anciens, qui ont perdu leur pouvoir d’évocation, de confrontation.
J’essaye dans Qui a tué mon père de raconter comment mon père a essayé pendant toute sa vie d’être jeune, parce que la violence de classe, c’est aussi la frontière entre qui a le droit d’être jeune et qui n’a pas le droit de l’être, les privilégiés qui vont à l’université, qui font des études, vivent des années de suspension, pendant que les ouvriers travaillent déjà. Dans Monique s’évade, je raconte qu’au moment où ma mère s’enfuit je lui propose de lui commander un repas à distance pour qu’elle puisse se reposer, et quand je lui suggère de la cuisine libanaise, elle me dit qu’elle n’a jamais goûté. La différence de classe, c’est aussi ça, des gouts, des saveurs, des odeurs dont on est privé. Quand j’emmène ma mère en voyage à la fin du livre, je comprends qu’elle n’a jamais pris l’avion de sa vie, jamais dormi à l’hôtel de sa vie, jamais traversé une frontière de sa vie. Les écarts de classe se manifestent partout. Voilà peut-être un des rôles de la littérature des transfuges : renouveler le langage des classes sociales.