La méthode Édouard Louis

À moins de trente ans (il est né en 1992), Édouard Louis publie Changer : méthode, un quatrième récit autobiographique dans lequel il revient, encore et encore, sur son enfance, son adolescence, ses parents, sa découverte du monde des privilégiés, ceux pour qui la culture est une évidence, et son entrée éclair dans ce monde. Une légère désillusion teinte ces nouvelles confessions, largement neutralisée par l’aveu d’une série de « qualités » sur lesquelles nous reviendrons. Faut-il s’apitoyer ? admirer ? entendre, simplement ?


Édouard Louis, Changer : méthode. Seuil, 330 p., 20 €


Dans le paysage éditorial français, Édouard Louis a fait une entrée retentissante avec En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil, 2014). Il est utile de le rappeler car les railleurs l’attendent depuis à chaque tournant, toujours prompts à moquer la plainte, moquer, aussi, la misère, sa laideur, et ceux qui en sont les fils et savent le dire. Il est évident qu’il y a du mépris de classe dans l’agacement que suscite ce très jeune écrivain ; il est vrai aussi que notre impétrant ne fait rien pour l’atténuer. C’est de son malheur qu’il parle dans ses livres, dans les médias et dans la société du spectacle dont il possède tous les codes. C’est cela qu’il analyse, répète et décline à l’envi. Édouard Louis fait partie de ces écrivains qui ne vont pas sans leur image ; dès le début, il a aimé les caméras, dès le début elles l’ont aimé. Ils sont peu à avoir ce double statut, d’écrivain et de célébrité, et à l’échelle mondiale (occidentale). Il est presque impossible de l’oublier, et de n’évoquer « que » ses textes.

Changer : méthode : Édouard Louis a-t-il changé ?

Édouard Louis (2015) © Jean-Luc Bertini

Tels quels, ce sont des textes fluides, lissés, extrêmement faciles à lire, ce qui explique le succès de l’écrivain auprès d’un très large lectorat. Il a le sens de la scène et du découpage ; le rythme de ses livres, quelle que soit leur longueur, est enlevé. Si certains trouvent son propos pesant, sa cadence ne l’est pas. Laissons à d’autres le soin d’évaluer le degré de « littérarité » de ses quatre récits : est-il certain que ce soit sous cet angle qu’il faille l’évaluer ? Ses livres sont avant tout des témoignages.

Une chose est sûre, dans son nouveau livre, Édouard Louis a beau assimiler son impression de voler la vie des autres au Journal du voleur de Jean Genet, il se fourvoie. L’homosexualité des deux hommes ne suffit pas à justifier le rapprochement. Genet vient de l’assistance publique, c’est-à-dire de nulle part, il tient du miracle et sa prose est un palais de verre.

Quoi qu’il en soit, la productivité d’Édouard Louis est impressionnante. Combien de temps tiendra-t-il en puisant exclusivement dans sa vie ? Combien d’années à tendre un miroir sur lui-même et les siens ? Il y a cinq mois à peine, il publiait chez le même éditeur un livre bref sur sa mère : Combats et métamorphoses d’une femme, récit très simple et sentimental. Aujourd’hui, il s’applique à lui-même le thème de la métamorphose, son nouvel opus s’intitulant Changer : méthode.

Arrêtons-nous un instant sur les titres d’Édouard Louis. Ils sont percutants et guerriers (l’écrivain ne cesse de justifier son désir de vengeance et de revanche). Ils ressemblent à des titres d’essais. Ils sont disproportionnés et d’une prétention sans égale. Histoire de la violence, tel était celui de son second récit. Le lecteur de Bourdieu semblait se prendre pour celui dont il a parfaitement intégré le catéchisme. Changer : méthode : tout y est, la brièveté, la ponctuation, le résumé du propos, l’impact publicitaire. « Impact », tel est le titre d’une des parties de son livre. Le mot est laid mais il épouse l’époque et le choc.

« Tout ce que je faisais avait une signification vertigineuse, parce que c’est toute l’histoire du monde qui se glissait dans toutes les scènes de ma vie, l’histoire du monde et ses écarts, ses injustices », écrit-il. Mais toute l’histoire du monde se glisse dans les scènes de la vie de chacun. Dans la mienne, dans la vôtre, dans celle de son frère, dans celle de chaque fillette afghane aujourd’hui : la liste est infinie. Est-ce ainsi que l’on bascule du particulier à l’universel ? En avouant aussi naïvement ce sentiment d’incarnation universelle et en oubliant les autres ? Mais peut-être l’écrivain est-il sincère ; sans doute l’est-il, mais sa sincérité est retorse.

Son dernier témoignage, ce Changer : méthode, est centré sur la métamorphose physique qu’il s’est imposée et achetée pour gommer chez lui toutes les traces apparentes de prolétarisme : dents refaites, gestes travaillés, vêtements choisis, pseudonyme officiellement enregistré, nouvel accent acquis, apprentissage des codes de politesse, etc. Quel fabuleux appétit de réussite, quelle fascination pour la bourgeoisie, quel désir d’en être. Quelle souffrance. My Fair Lady a mis en scène le thème plus gracieusement et dans une société et un temps encore plus « classistes » que les nôtres. La façon si directe et si appuyée d’Édouard Louis a quelque chose de désarmant (il rend un bel hommage aux femmes qui l’ont aidé au cours de sa scolarité) et de troublant.

Changer : méthode : Édouard Louis a-t-il changé ?

Édouard Louis jouant son propre rôle dans « Qui a tué mon père », son texte mis en scène par Thomas Ostermeier (Théâtre de la Ville, 2020) © Jean-Louis Fernandez

Sensible, Édouard Louis a un sentiment d’artificialité et d’écartèlement, et nous le croyons. Comment une transition aussi rapide ne fragiliserait-elle pas autant qu’elle rassure et répond au désir de fuir l’humiliation ? Aujourd’hui, de quelque côté qu’il se trouve, il trahit et n’est plus à sa place. Il n’empêche, le lecteur a le sentiment d’être pris en otage.

L’écrivain se défend en même temps qu’il s’explique. Il ajoute des notes de bas de page pour justifier des écarts par rapport à la vérité revendiquée ou des manquements. Il assume sans les assumer des mensonges et des abandons d’amis qui ont été les marchepieds de son ascension sociale en ajoutant des incises entre crochets : [Ne me juge pas]. Il reproche à la bourgeoisie son sens de la connivence mais lui-même a le génie de la connivence. Tout le monde ne sait pas qui sont Geoffroy ni Didier, ses deux complices dans la vraie vie.

Du dernier il parle plus longuement et précise son nom et son rôle puisqu’il fut un de ses pygmalions. Didier Eribon a publié son très beau Retour à Reims (Fayard, 2009) alors qu’il avait déjà cinquante-six ans et une œuvre d’essayiste et d’intellectuel engagé derrière lui. Édouard Louis a un trajet très différent : il jaillit sur la scène éditoriale à vingt-deux ans et ne cesse d’aller et de venir entre son ancien chez-soi et son nouveau chez-soi. Son engagement est plus sporadique, hésitant entre un extrême gauchisme attendu et un dégoût de la plébéienne extrême droite dont il vient (dit-il), pris au piège d’une très forte haine/fascination de soi.

Faut-il dire que son narcissisme est grand ? Mais l’est-il plus que celui d’un Emmanuel Carrère, après tout ? Il est vrai que Changer : méthode comporte deux sections intitulées « Entretien imaginaire dans un miroir »… Il comprend aussi plusieurs photos de l’auteur enfant, adolescent, etc., mais cet usage est devenu un passage presque obligé des récits contemporains.

Plus remarquable, parce qu’elle n’est pas originale mais qu’elle imite, est la forme de ce livre. La structure est éclatée en sections asymétriques qui ne compliquent pas le propos, au contraire. C’est ce qu’on appelle  un « dispositif ». Un peu d’italique ici ; une phrase répétée là, qui a les honneurs d’une page entière ; un monologue en vers libres dédié à Elena, l’amie du lycée, sous-titré « (hommage à Jean-Luc Lagarce) ». Liberté absolue, absence de contraintes formelles, installation de mots et de typographies qui reproduit ce qui se monte sur nos scènes et dans nos galeries. Ce sont des assemblages sympathiques et peu exigeants, des trucs qui « font » art.

L’auteur n’est pas entièrement responsable de cette facilité. Il est temps de rappeler que son foudroyant succès en 2014 n’était pas dû à ses mentors ni à ses réseaux. Il n’aurait pas vendu plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, il n’aurait pas été traduit dans autant de pays, s’il n’avait touché une corde sensible. Parce que rares sont les livres qui parlent du monde ouvrier ? de la question gay ? des deux en même temps ? Et osent un certain misérabilisme ?

La question de la réception des livres d’Édouard Louis est au moins aussi intéressante que les livres eux-mêmes. Il est mis en scène par des grands (Ivo van Hove, Thomas Ostermeier), il est appelé par des éditeurs qui exploitent son nom, invité par les uns, financé par les autres… Qui bat sa coulpe : lui, nous, les institutions ?


EaN a rendu compte d’Histoire de la violence et de Qui a tué mon père.

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