En trois textes, trois temps, en allers-retours entre Porto Rico, son « pays invisible », et quelques villes ou pays d’Europe, l’écrivain Eduardo Lalo déroule au long de son essai une méditation sur l’invisibilité qu’inflige à certains territoires du monde l’hégémonique discours occidental.
Né à Cuba d’un père espagnol, devenu portoricain par accident, l’écrivain et artiste visuel a résolument assumé l’identité qui lui était échue pour s’en faire le chantre et le défenseur – sans complaisance. Ses livres, qui parfois allient des photographies au texte, devenant alors expositions pérennes, traquent inlassablement l’invisibilité de San Juan, la capitale du pays, et celle de ses habitants. Fin rhéteur, tenace penseur, Eduardo Lalo plaide pour « une vision des ombres » : « Il s’agit de parier ici pour une vision des ombres, pour – littéralement – le monde sensible qu’un œil maculé est incapable de voir. Y parvenir ne veut pas dire célébrer handicaps et défauts, car le handicap de celui qui n’est pas vu est aussi le handicap (inconscient) de celui qui ne voit pas. »
Le destin et la condition géopolitiques de Porto Rico, deux fois colonisé, vendu par l’Espagne aux États-Unis en 1898, en font l’un des exemples les plus criants de l’invisibilité d’un pays. Son statut d’« État libre associé » aux États-Unis dissimule toutes sortes d’ambigüités et de contradictions, audibles et lisibles jusque dans cette dénomination. Car de quelle liberté parle-t-on ? De quelle association, lorsque cet État n’a pas son étoile sur le drapeau américain, lorsque ses citoyens ont, certes, la nationalité américaine mais ne peuvent voter aux élections présidentielles des États-Unis ? Redoutable, comme on sait et comme ne manque pas de le rappeler Eduardo Lalo, le langage bureaucratique qu’adopte l’institution politique atteint là des sommets d’indécence ubuesque.
À ce langage, aux discours qui l’articulent, Eduardo Lalo réplique avec une implacable constance au long des trois textes de son livre, qui mue avec art à chaque étape de son écriture. Les pays invisibles glisse en effet ses réflexions philosophiques dans la trame du carnet de voyage ou de la chronique, qu’il s’agisse de narrer une exemplaire excursion du dimanche ou encore cette saison en enfer qu’aura été pour l’auteur la crise économique de 2006. Professeur à l’université de Porto Rico, il a vu, de même que tous les fonctionnaires du pays, petits et hauts, la suspension du versement de son salaire des mois durant, suite à l’arrêt des prêts des États-Unis à leur « État libre associé ».
L’invisibilité des uns ne va pas sans la visibilité des autres. Mais cette évidence cache bien des zones d’ambigüité, voire des paradoxes et des retournements de situation. « Le voyage », premier texte des Pays invisibles, raconte les étapes du périple qui mène l’écrivain de Londres à Madrid en passant par Venise et Valence. C’est là l’occasion de rappeler à quel point la visibilité comme l’invisibilité des lieux et des pays sont le fruit de siècles de constructions discursives justifiant la colonisation des uns par les autres. Au temps de la mondialisation et d’internet, le visible – ce qui a été globalisé et, souvent, abâtardi – se trouve à peu près partout, y compris à Porto Rico. À Londres, pourtant, constate Eduardo Lalo, rien ou presque ne représente l’espace caraïbe ni sa culture originaire. Une vitrine de l’emblématique bibliothèque du British Museum en apporte la preuve : un siège d’apparat taino, provenant de la Jamaïque, y est exposé, sans autre indication qu’une référence aux peuples découverts par Colomb dans les grandes Antilles, à côté de céramiques d’Amérique centrale et d’armes provenant d’îles du Pacifique. Ce pêle-mêle colonial, cette absence de précisions historiques et culturelles, équivalent, affirme l’écrivain, à un silence ou à une « invite à manquer d’attention ». Eduardo Lalo, quant à lui, se charge d’attirer l’attention sur les manques voire les manquements du discours muséographique. Dérisoire mais réelle consolation que de voir ensuite flotter parmi d’autres un drapeau portoricain à l’entrée d’une boutique de change et de cartes téléphoniques de Piccadilly Circus. Visitant le cimetière de Highgate, le voyageur ressent la beauté des lieux où la nature, envahissant les tombes, travaille à l’oubli des défunts sans injurier leur mémoire. La tombe de Marx, en revanche, intact monument de bronze, s’avère être à ses yeux l’impitoyable mémorial d’une pensée trahie par ses praticiens.
Que reste-t-il de Venise, devenue la copie d’elle-même dans sa visibilité hypertrophiée ? Voici l’un des paradoxes de l’actuelle prospérité touristique de certains lieux du monde : l’excès d’images équivaut à l’absence d’images. Eduardo Lalo conclut avec acuité à l’existence de deux formes d’invisibilité. Reste, du génie du lieu, cette langue, le vénitien, qui aspire à la visibilité, témoignant d’une résistance des habitants à la définition de soi par l’Autre global. Ému, l’écrivain aperçoit dans une vitrine une version de l’Iliade dans cette langue en peine. C’est ainsi que, solidaire, le voyageur reconnaît d’autres pays invisibles que le sien. En Espagne, ce sera Valence, où la langue et ses écrivains luttent pour leur visibilité entre le castillan et le pugnace catalan. Car si le photographe, cinéaste et philosophe Eduardo Lalo réfléchit à la trompeuse fonction des images, l’écrivain pense les rapports – de force – entre les langues et les littératures, à l’échelle de la nation et du continent en Italie et en Espagne, à celle de l’ancien empire espagnol, à celle du monde. Et c’est avec une singulière empathie que, de retour d’Espagne, il lit un roman de l’auteur valencien César Simón, qui écrit s’être senti en trop. Dans ce sentiment, Eduardo Lalo voit un concept-clé pour désigner l’effet que produit un discours dominant chez l’individu, la tradition, la culture auxquels il impose le silence.
Le récit de son séjour à Madrid allie exemplairement l’autobiographie à la réflexion, car c’est dans la capitale espagnole que, dans les années 1980, le tout jeune écrivain avait cherché la reconnaissance et la visibilité, guidé mais aussi invisibilisé par la romancière Carmen Martín Gaite. C’est de la narration même que surgissent ici, fort à propos, les motifs de la relation ambivalente entre l’apprenti et l’écrivaine reconnue, entre l’insularité de la littérature espagnole et l’ouverture de la littérature latino-américaine. Entré dans le cercle des capitales de la mondialisation, le Madrid de 2006 n’aurait cependant pas – encore – perdu la mémoire de ses années de souffrance et d’invisibilité sous le franquisme ni celle de sa mortifère avidité de transgression à l’époque de la Marcha qui voyait la libération des mœurs. Poignante de retenue, la déclaration du double amour de l’écrivain pour Madrid et pour San Juan, pour l’ancienne capitale de l’empire et pour son ancienne colonie, se justifie par la conviction que ce sont là les lieux de l’écriture, inégalement siens.
Le voyage ne s’entend pas sans le retour, et le texte se conclut sur « l’étrange tranquillité » qu’éprouve Eduardo Lalo, rentré au « royaume de l’invisible » et y trouvant, comme tout voyageur rentrant chez lui, « le chien d’Ulysse ».
Au centre du livre, « La route numéro 3 » fait office de charnière entre « Le voyage » et « L’expérience ». S’y déploie d’abord une réflexion sur la perte de sens du voyage, qui, loin de ce qu’il fut dans l’Antiquité, ne se fait plus pour combattre, pour commercer ou pour « voir ». Le souvenir de l’Odyssée, lue par François Hartog, ouvre sur la réinterprétation d’Ulysse en philosophe cynique ou en stoïcien, le voyage extérieur du héros devenant la métaphore d’un voyage intérieur. Ce texte bref, qui narre une excursion dominicale dans la forêt tropicale du Yunque, dresse le constat de la catastrophe qu’a signifié la modernisation de l’île. En fait foi la route numéro 3 qui conduit à la montagne sacrée. Telle une empreinte de ciment et de hideur, cette longue route, flanquée d’immeubles et de centres commerciaux abritant des enseignes de restauration rapide, invisibilise la nature environnante et nie la mémoire de la société rurale portoricaine. Le récit se fait élégiaque, évoquant la musique qu’après ce constat sans appel l’écrivain tire de sa flûte dans la soirée qui suit l’escapade.
Enfin, « L’expérience » s’écrit, rageusement puis victorieusement, comme un texte performance, qui tout à la fois rapporte l’ascèse de l’écrivain désargenté, conduit à renoncer à l’achat de livres, et philosophe sur cette situation de privation, inscrite dans le contexte de crise économique de l’île. Le récit des déboires d’Eduardo Lalo, frustré lors de ses excusions dans les librairies, donne lieu à d’acides réflexions sur la situation de dépendance de Porto Rico, sur l’infantilisme de ses habitants, sur la pauvreté des milieux littéraires et artistiques du « pays invisible ». Mais la situation lui inspire aussi d’éclairés et éclairants commentaires sur ses éclectiques lectures de la période. Relisant les livres de sa bibliothèque avant de songer à les vendre, il médite sur la valeur et la mémorabilité des œuvres, tandis que Calvino, Walser, Pessoa, Kafka lui tiennent une fort utile compagnie. Un jour, il craque, achetant pour un prix qui se révèle dérisoire un livre de Sophie Calle et un autre de John Berger. Ses loisirs ne sont que lectures, lasses stations sur les plages, marche à pied solitaire dans les rues, tant arpentées déjà, de San Juan. Le sentiment de l’enfermement insulaire, l’expérience du dénuement, l’acharnement qu’il met à l’écrire au fil des semaines lui font un chemin de perfection qui le mène à une illumination, conquise à force de persévérance dans l’écriture et dans la réflexion. Forant dans un dés-espoir désormais assumé, Eduardo Lalo trouve le modèle d’une position tenable dans les cyniques, qu’il relit à la lumière d’un ouvrage de Peter Sloterdijk. Ainsi l’écrivain invisible conquiert-il l’assurance du pouvoir paradoxal de la faiblesse, de la non-participation, de l’invisibilité : « Écrire depuis l’invisibilité, affirme-t-il, signifie agrandir le champ myope du visible. On peut alors faire sortir – ne serait-ce que de façon infime – les traditions hégémoniques, les littératures narcissiques, les centres littéraires du globe et les plus grandes capitales, qui ne forment parfois qu’un seul et même lieu, de leur prétention à la totalité. » Les pays invisibles ne fait pas autre chose. Et c’est tant mieux !