« Nul n’est censé ignorer la loi », répètent à l’envi les juges aux prévenus. Mais qui s’est déjà interrogé sur le sens de cet énoncé ? Comment connaître toutes les lois, alors que le Code pénal évolue sans cesse ? Et en vertu de quoi devrait-on se considérer coupables, sans avoir conscience de commettre un délit sur le moment ? En outre, les juges ne devraient-ils pas être jugés en retour ? Voilà une (petite) partie des contradictions et absurdités du système judiciaire relevées avec acuité par Joy Sorman dans Le témoin. A son habitude, l’écrivaine s’ingénie à démonter les rouages de nos sociétés et institutions avec un récit qui captive autant qu’il questionne.
Tantôt Joy Sorman opte pour l’essai-documentaire, dans une magnifique enquête sur l’insalubrité des immeubles en région parisienne (L’inhabitable, Gallimard, 2016), ou dans son livre sur NTM (Du bruit, Gallimard, 2007) ; tantôt, pour le récit en immersion à la première personne, comme dans Paris Gare du Nord (Gallimard, 2011) et dans À la folie, son précédent livre. Après s’être intéressée aux problèmes de logement, avoir décrit les grands espaces urbains et la prise en charge de la maladie mentale, sur les pas de Michel Foucault elle aborde le monde de la justice et fait pour cela le choix surprenant de la fiction, ou de la semi-fiction, pourrait-on dire.
Nous voici plongés dans la peau de Bart, un homme au tempérament effacé, sans attaches ni passé (du moins, il n’en sera jamais question) – tout juste apprend-on qu’il vient de perdre son travail à Pôle Emploi. À la suite de ce licenciement qui le laisse complètement démuni, il décide de s’installer (ou plutôt d’élire domicile) dans un palais de justice, assistant à un maximum de séances la journée, les comparutions immédiates surtout, disparaissant le reste du temps, terré dans un faux plafond. Un programme guère réjouissant, qui lui permet cependant de rester le plus concentré possible sur son nouvel objectif : « témoigner », dans le sens de « rendre compte », de la vie d’un tribunal – un peu à la manière de Raymond Depardon dans ses documentaires (on pense aussi aux chroniques judiciaires de Dominique Simonnot pour Libération et Le Canard Enchaîné).
Joy Sorman a le mérite de donner voix à chacun, faisant preuve d’empathie pour tous […] dans un style admirable, souvent virtuose.
Naturellement, on se dit que Bart, c’est Joy Sorman. L’autrice a passé une année à arpenter (le terme revient souvent) les couloirs et différentes chambres du nouveau tribunal de Paris, dans le XVIIe arrondissement. Carnet en main, elle a noté ce qu’elle voyait et entendait. Elle aurait pu se contenter de tout retranscrire (il y avait déjà matière à un excellent livre de non-fiction), mais puisqu’elle ne participait pas directement (contrairement au dispositif d’À la folie, où elle interagissait avec les patients et le personnel de l’hôpital), elle a estimé que rapporter ses observations par le truchement d’un personnage fictif était plus approprié.
Le récit aborde une très grande variété de thèmes et sous-thèmes. Les différentes séances auxquelles assiste Bart, dont Sorman souligne avec humour l’aspect burlesque et théâtral, apportent une vision kaléidoscopique de la France d’aujourd’hui – d’une certaine France du moins, souffrante et précaire. Sur le banc des accusés, se retrouvent pêle-mêle petits délinquants, toxicomanes, vendeurs à la sauvette, pickpockets et dealers, imams et apprentis terroristes, pédophiles et violeurs. Prenant fait et cause pour les accusés, n’omettant jamais de mentionner la détresse, la misère, le malheur qui sont à la source des crimes et délits, Joy Sorman a le mérite de donner voix à chacun, faisant preuve d’empathie pour tous, y compris les cas extrêmes, innommables, dans un style admirable, souvent virtuose, riche d’un vocabulaire ample et précis. Elle parvient au sein d’une même phrase à basculer d’un temps verbal à un autre sans jamais provoquer de rupture. Plus impressionnante encore, l’aisance avec laquelle elle introduit du discours indirect dans un passage (se privant des signes de ponctuation habituels), sans perdre le lecteur – on sait toujours qui parle. Ce procédé contribue à renforcer la puissance expressive de la parole.
Pourtant, tout absorbant et brillant soit-il, Le témoin suscite en nous quelques réserves. En premier lieu, en ce qui concerne le protagoniste, Bart. Il ressort clairement que ses opinions (formulées presque à chaque page) sont ni plus ni moins celles de l’autrice, ce qui produit un léger embarras, comme s’il y avait quelque chose de trop frontal, de trop direct dans cette substitution. D’autre part, la référence, explicitée plus loin dans le récit (Bart comme variation du fameux Bartleby de Melville), apparaît si ce n’est convenue, du moins confuse. La fameuse sentence de Bartleby, « I would rather not… », autour de laquelle son existence s’articule, semble s’appliquer ici à tout, comme à rien : que n’aimerait-il mieux pas, au juste ? Participer, s’exprimer, donner son opinion, critiquer le système judiciaire ? C’est bien ce à quoi il s’emploie… Bart juge la justice, et le verdict est implacable. Notons cependant que l’interposition dans le récit de cette (trop, peut-être) grande figure littéraire prend un nouveau sens à la toute fin du livre, avec une envolée poétique-fantastique particulièrement réussie. On aurait peut-être bien aimé en voir surgir les prémices en amont, au lieu de nombreux passages survivalistes où Joy Sorman explique en détail comment Bart s’organise pour vivre caché dans son faux plafond.
Bart est atterré par la sévérité des condamnations prononcées. Il loue la bravoure des avocats de la défense (dépeints comme des êtres glamours, à l’action héroïque), s’indigne du manque de compassion des procureurs, s’insurge contre la soumission des psychiatres et autres experts, se révolte contre le mépris de classe affiché par la cour à l’endroit des accusés, déplore l’agressivité des avocats des parties civiles, etc. Bref, il décrit un monde binaire, où le bien est (presque) toujours d’un côté, le mal de l’autre (même si Bart/Joy Sorman s’en défend quelquefois). Tout cela mène inévitablement à rendre une justice aveugle et expédiée. Un point de vue dans l’air du temps : on retrouve ces critiques du système judiciaire dans nombre d’œuvres contemporaines (le film palmé Anatomie d’une chute en est un bon exemple). Justice qu’il est donc de bon ton d’étriller, soit qu’on lui reproche un trop grand laxisme (à droite), soit à l’opposé (à gauche), qu’on la perçoive comme cruelle, inhumaine et n’ayant pas d’autre fonction que d’assouvir une pulsion de vengeance.
Dans Surveiller et punir (1975), Michel Foucault associait l’émergence des prisons au développement des sociétés dites de « surveillance ». Un moyen pour les dominants d’exercer leur pouvoir, en s’assurant du bon fonctionnement du système dont, bien sûr, eux seuls profitent ; en ce sens, ils ont besoin des délinquants (un concept relativement récent sur le plan historique) : les délinquants commettent des délits, justifient le rôle de la police, puis de la répression, puis de la justice, enfin des prisons qui rendent possible le contrôle absolu des corps (le projet global des dominants), dans une sorte de cycle ininterrompu fermé sur lui-même. Jusqu’à, au besoin, inventer de nouveaux délits, pour peupler les prisons. C’est oublier peut-être qu’il y a aussi des délits, et donc des lois, qui changent ou disparaissent (citons, entre autres, l’homosexualité, l’avortement, et depuis peu l’évolution de la législation sur certaines drogues). On aurait aimé parfois de la part de Joy Sorman, que l’on devine disciple de Foucault – Le témoin est la parfaite illustration des thèses de Surveiller et punir –, plus de nuance dans la démonstration faite par son personnage. Il n’en reste pas moins que son récit est passionnant ; il nous incite à une réflexion philosophique collective sur cette institution paradoxale, fragile et pourtant nécessaire qu’est la justice.