Un empire bon marché est un ouvrage qui arrive à point nommé puisque le thème de la colonisation occupe une place importante dans la réflexion contemporaine. Il ne s’agit nullement d’un essai, comme l’indique le sous-titre. Graphiques et tableaux ne manquent pas mais, que le lecteur se rassure, l’approche est pédagogique, l’analyse chronologique (l’ouvrage se divise en trois parties : Les débuts de l’Empire, Pendant l’Empire, La fin de l’Empire), et le style clair. Les quinze années d’étude que Denis Cogneau, professeur à l’École d’économie de Paris, a consacrées à la colonisation française en Afrique lui permettent d’invalider nombre d’analyses antérieures, chiffres à l’appui. Toutefois, il est certain que ses conclusions n’entrent guère dans les termes du débat contemporain.
Dans un premier temps, l’impérialisme maritime européen a fait entrer en crise nombre de futures colonies, avec l’interdiction de la traite esclavagiste, de la piraterie et l’ouverture forcée des ports au commerce. Puis la violence coloniale s’est imposée sans beaucoup de réactions, Auguste Comte et Anatole France mis à part. Dans la phase de conquête, en Algérie et probablement en Afrique équatoriale, « une perte de population de 10 à 20 % est de l’ordre du possible ». Les mouvements socialistes et communistes, arrivés plus tard, devront prendre l’occupation coloniale comme un fait accompli. Le blocage des droits politiques sera total presque jusqu’au dernier moment. Dès lors, les mouvements nationalistes réformistes laisseront la place à des mouvements plus radicaux.
Tandis que l’économie française se modernise, l’économie coloniale demeure presque exclusivement fondée sur l’exportation de produits primaires, tout en fournissant à la métropole un marché captif. Alors que la France s’inventait une démocratie sociale plus ouverte, « le petit monde colonial resta figé dans une mise en scène stéréotypée ». Même si l’ouverture au commerce et les investissements publics ont bien enclenché un peu de croissance économique, les colonies ne se sont pas rapprochées du niveau de la métropole. Certes, les forces du changement ont été l’éducation et l’urbanisation, mais l’accès des colonisés à l’école n’a progressé que lentement. La majorité des colons s’y opposaient et l’on manquait d’enseignants.
Denis Cogneau apporte des éléments objectifs touchant la manière dont la métropole a géré son vaste empire, et affirme que « la France s’est offert un empire colonial bon marché ». En effet, de la fin du XIXe siècle jusqu’en 1914, le capital consacré aux colonies ne représente que 10 % des actifs investis à l’étranger. Les investisseurs n’étaient pas certains de bâtir des fortunes. Toutefois, l’État assurant la sécurité et les infrastructures, la tentation existait. Dans l’ensemble – Indochine mise à part –, les vastes terres à coloniser étaient plutôt pauvres et isolées des flux du commerce mondial. L’enthousiasme ne fut donc pas général.
De fait, la colonisation obéit largement à la volonté de rivaliser avec la Grande-Bretagne qui édifiait un empire impressionnant. En effet, la dynamique impériale constitua l’une des principales expressions des nationalismes européens, avec d’inévitables guerres à la clef. Ce second empire colonial français a été conquis aussi par esprit de revanche, eu égard aux pertes territoriales de Louis XV et de Napoléon, puis en compensation de la défaite de 1870. De plus, la République française se voulait la meilleure représentante de l’universel humain, apte à accomplir « une mission civilisatrice ». Plus tard, la défaite de 1940 ravivera les complexes du nationalisme français, et poussera à une surenchère impériale.
La colonisation connut des échecs cinglants. Ainsi, les négociants marseillais, qui s’imaginaient faire de l’Algérie une nouvelle Saint-Domingue, durent renoncer au sucre et au coton et se rabattre sur le blé et le vin. La tentative de produire du caoutchouc échoua également en Afrique équatoriale, faute d’un nombre de bras suffisant et en dépit du travail forcé. En revanche, en Indochine, Michelin fera fortune, de même que Lesieur au Sénégal.
La domination coloniale de 1833 à 1939 n’a coûté au contribuable métropolitain que 0,5 % du revenu national en moyenne par an, alors que la superficie de l’empire était 20 fois supérieure à celle de la France. Après la Seconde Guerre mondiale, de 1945 à 1962, le chiffre monte à 3 % à cause des guerres d’Indochine et d’Algérie, qui nécessitent un effort militaire correspondant à 80 % du budget des colonies. Comme la colonisation n’a pas instauré de grands transferts de ressources, l’écart de richesse entre la métropole et les colonies n’a pas été réduit. Cependant, si la France ne fut pas généreuse côté investissement, elle leva des impôts sur place pour faire fonctionner l’État colonial. Ainsi, dans les années 1920, les recettes fiscales correspondent à 10 % du PIB des colonies et elles s’élèveront à 20 % dans les années 1950. Cet argent permet de construire des routes, des voies de chemins de fer et d’aménager des ports. Si ces infrastructures facilitent les exportations, elles ne parviennent pas à développer un marché intérieur car les investissements bénéficient aux villes coloniales beaucoup plus qu’aux régions rurales. Remarquons que cet État fiscalement coercitif, autoritaire et inégalitaire constituera un legs de la colonisation française, et qu’une petite élite locale saura se glisser aisément « dans le costume des administrateurs français ». René Dumont et Frantz Fanon dénonceront « le socialisme petit bourgeois » dès le lendemain des indépendances.
« Denis Cogneau apporte des éléments objectifs touchant la manière dont la métropole a géré son vaste empire, et affirme que « la France s’est offert un empire colonial bon marché ». »
Si Denis Cogneau embrasse une vaste période et étudie l’ensemble colonial, il ne masque pas les disparités de statut. L’empire frappe par son hétérogénéité, allant des départements en Algérie au protectorat en Tunisie et au Maroc, en passant par les « colonies pures » en Afrique subsaharienne et en Cochinchine. Il observe, néanmoins, que la tutelle politique était totale et que les formes de domination ont connu très peu de variations entre 1900 et 1946. En dépit de nombreuses rébellions sporadiques, les forces sécuritaires, relativement modestes et largement composées d’autochtones, ont suffi à maintenir l’ordre jusqu’aux guerres d’indépendance. Évidemment, la présence plus ou moins forte de colons module la volonté et la capacité d’assimilation.
Des fissures apparaissent avec la crise économique des années 1930. Le gouvernement du Front populaire échoue à réformer, face à la coalition des représentants réactionnaires des colons et d’une administration coloniale réticente. Le choc de la Seconde Guerre mondiale fait entrer les empires coloniaux dans une nouvelle ère, avec l’essor des mouvements indépendantistes. Investissant davantage dans « le développement », la métropole chercha à rallier une partie des élites colonisées les moins hostiles au maintien d’une Union française, sorte de grand protectorat sous forme de confédération. Ce fut un échec, et l’ONU « sacralisa les souverainetés nationales et entérina les inégalités de puissance entre nations » qui s’accentuèrent avec la vague néolibérale des années 1980.
Côté profits, Denis Cogneau est catégorique : de 1833 à 1962, les balances commerciales des colonies sont toutes négatives, ce qui signifie qu’elles ont plus acheté que vendu ! Certes, des exportations coloniales pouvaient être sous-évaluées et, à l’inverse, des importations surévaluées, étant donné le pouvoir de monopole de la métropole. De plus, certaines exportations étaient aussi payées plus cher à cause des marges gonflées des compagnies commerciales. Selon ses calculs, l’auteur conclut que l’empire colonial a surconsommé à hauteur de 0,67 % du PIB de la France en moyenne annuelle (0,74 % si l’on ajoute les dépenses militaires). Il remarque toutefois qu’un certain nombre de flux sortants ont été dirigés, non vers la France, mais vers la Suisse… Et il n’oublie pas non plus de mentionner que la mobilisation humaine fut considérable, avec les 500 000 soldats des colonies qui participèrent à la Première Guerre mondiale.
À l’inverse de la ponction esclavagiste sur Haïti et les Antilles au XVIIIe siècle, « la plupart des matières premières extraites du sol et du sous-sol ne furent pas vraiment cruciales ni extraordinairement profitables ». Ainsi, seule une petite minorité de Français a bénéficié de la colonisation. Il s’agit de quelques entrepreneurs, de banquiers, de grands commerçants, d’actionnaires des entreprises qui n’ont pas fait faillite et de fonctionnaires grassement payés. À cela s’ajoutent tout de même de nombreux colons, installés parfois depuis plusieurs générations, qui ont longtemps joui de conditions de vie qu’ils n’auraient pu espérer en métropole. C’est le contribuable français moyen qui a payé pour ces catégories privilégiées, en finançant l’entreprise coloniale ! Il a surtout été rétribué symboliquement, « avec la gloriole de la « plus grande France », et la bonne conscience illusoire d’une « mission civilisatrice » » …
« La France de Jules Verne et de Jules Ferry, fière de sa science, de son commerce et de ses institutions républicaines » n’a donc été ni la grande éducatrice ni la grande émancipatrice qu’elle croyait être. Est-ce une consolation ? L’Empire britannique fut lui aussi « bon marché », semble-t-il, et les résultats ne furent guère plus brillants. Il semblerait néanmoins qu’en Asie les colonialismes japonais et américains aient été plus transformateurs. L’ouvrage de Denis Cogneau est une belle synthèse, son sérieux est indéniable. Il permet de sortir des lieux communs et des fantasmes grâce à une analyse chiffrée qui ne doit pas rebuter le lecteur désireux d’y voir plus clair et de participer au débat actuel touchant cette période douloureuse et complexe.