Ukraine
Introduisant en 2000 le premier recueil de témoignages sur la famine en Ukraine, l’historien de l’économie et soviétologue Georges Sokoloff (1935-2015) livrait un essai qui entre en résonance avec l’actualité. S’il ne disposait pas encore de toutes les sources auxquelles les historiens ont eu accès depuis, il apporta cependant un éclairage qui garde toute sa pertinence à l’heure où les définitions diplomatiques et conjoncturelles prennent le pas sur des travaux scientifiques qui font toujours débat.
Témoignages sur la famine en Ukraine. 1933, l’année noire. Présentés par Georges Sokoloff. Trad. de l’ukrainien par Volodymyr Bojczuk, Kaléna Houzar-Uhryn et Oles Pliouchtch. Albin Michel, 504 p., 24 €
À la fin des années 1980, profitant de la liberté de la presse qu’instaure la perestroika lancée par Mikhaïl Gorbatchev, deux journalistes ukrainiens, Lidia Kovalenko et Volodymyr Maniak, lancent in extremis un appel à témoins sur la famine dont l’Ukraine sortit exsangue en 1933. Les survivants de ce monde avaient vécu la tragédie dans leur enfance. Les deux journalistes recevront plus de 6 000 réponses, ainsi que des enregistrements de personnes trop âgées pour répondre par écrit. En 1991, ils publieront 450 témoignages sous le titre 33-I Нолод. Народна Кнуна-Меморiал (1933. Livre 1. La famine. Livre national-Memorial), ici traduits. Ils ne pourront malheureusement pas poursuivre la publication de ces documents, victimes tous deux d’un accident de la route alors qu’ils rentraient de l’inauguration d’un monument érigé à la mémoire des victimes de la famine dans un village.
« La famine qui s’est abattue sur l’Ukraine de l’hiver 1932 à l’été 1933 est une abomination. Aucun commentaire n’est utile pour s’en persuader : les témoignages qui forment l’essentiel de cet ouvrage couvrent le sujet de façon terriblement efficace », écrit d’entrée de jeu Georges Sokoloff. C’est peu de le dire : leur lecture est insoutenable. Comment avait-on pu l’oublier ?
Recouverte par les atrocités – et non des moindres, si l’on pense à la « Shoah par balles » au cours de laquelle périrent un million et demi de victimes juives sur le sol ukrainien – qui allaient suivre huit ans plus tard, lorsque la Wehrmacht entrerait en Ukraine au cours de l’opération Barbarossa du 22 juin 1941, mise sous le boisseau par le pouvoir stalinien et les autorités soviétiques jusqu’à la perestroika, la famine ne survécut que dans les mémoires familiales.
Chercheur méticuleux, Georges Sokoloff s’appuie sur les chiffres en remontant aux toutes premières sources accessibles lors de la courte période, en gros de la fin du règne de Gorbatchev à l’arrivée au pouvoir de Poutine, qui fit le bonheur des historiens, soviétiques avant tout, désireux de se réapproprier l’histoire de leur pays et de mesurer l’ampleur des crimes staliniens. Les archives s’étaient alors entrouvertes, souvent selon le bon vouloir, faut-il le rappeler, des archivistes, gardiens consciencieux des secrets d’État depuis des décennies. Heureusement, si l’on peut dire, certains parmi eux étaient corruptibles et on assista à cette époque à la ruée de chercheurs occidentaux qui agitaient leurs devises.
Du point de vue de l’accès aux fonds, la situation était meilleure à Kiev qu’à Moscou. Désormais indépendante, l’Ukraine avait intérêt à laisser les chercheurs enquêter sur la domination russe. Pendant un court âge d’or, les historiens des deux États coopérèrent, partageant également leur savoir avec les soviétologues occidentaux. On exhuma des archives les résultats accablants du recensement de 1937 qui confirmaient les pires soupçons des démographes. En 1994, on parvint au chiffre de quatre millions de personnes mortes de la famine en Ukraine, auxquels s’ajoutaient deux millions d’habitants de la Russie du sud (Kouban) et un million de Kazakhs.
Si l’on s’accordait peu ou prou sur les chiffres, les thèses pour les expliquer étaient loin d’être unanimes, y compris parmi les spécialistes occidentaux. Tandis que l’historien américain Mark B. Tauger penchait pour des raisons naturelles (une récolte catastrophique en 1932), son collègue, également américain, James E Mace, voyait une famine provoquée visant les Ukrainiens. Sokoloff évalue les deux thèses, ainsi que celles des historiens locaux qui s’articulaient autour d’elles, d’un œil quasi clinique. Si la première ôte de la crédibilité à la thèse d’une extermination préméditée de longue date, on peut voir à tout le moins le déroulement d’un « drame à chaud, où le pouvoir stalinien, exaspéré des résistances qu’il rencontre, décide de faire passer en force ses priorités de collecte, au risque inhumain de laisser mourir les paysans. Ukrainiens de préférence ? ». Sokoloff pense qu’il ne faut pas exclure cette éventualité, « mais en gardant sa position centrale au contentieux entre le régime et toute la paysannerie ». Plutôt une guerre qu’un contentieux, précise-t-il plus loin. De fait, l’une n’est que l’exacerbation de l’autre.
L’essentiel de son essai consiste à retracer les grandes lignes de cette guerre entre un régime et son peuple paysan, largement majoritaire. Et c’est sur ce point que les travaux des historiens indigènes, qu’ils soient russes ou ukrainiens, sont à son avis décisifs. Ces chercheurs ont offert à la communauté scientifique « des perspectives vertigineuses sur les aspects jusque-là totalement secrets du fonctionnement de la machine de décision stalinienne ». Ils ont rappelé les sources connues depuis longtemps, concernant les différences de vue sur ce « casse-tête céréalier » (Moshe Lewin) auquel Staline allait, une fois installé au pouvoir, répondre avec sa brutalité sans fard en saisissant les céréales que les paysans refusaient de vendre, généralement pour simplement pouvoir subsister, et en les affamant en toute connaissance de cause. On se souvient que l’auteur du Don paisible, Mikhaïl Cholokhov, qui voulut attirer son attention sur le drame, se fit vertement rabrouer.
Ce drame se passait dans la région de la Volga, dans le Caucase-Nord et, bien sûr, en Ukraine, le légendaire « grenier à blé » de l’URSS. Il s’agissait de détruire l’exploitation familiale, d’accélérer la collectivisation et la création de kolkhozes. Le paysan « aisé », dit Koulak (le « poing » en russe), qui pouvait aller jusqu’à posséder deux vaches (!), est ainsi déclaré l’ennemi numéro un. Plusieurs décrets scandent l’organisation de la famine. On assiste à une escalade dans cette guerre totale à la paysannerie qui se déroule principalement en Ukraine. C’est sur son sol qu’a lieu le temps fort d’une activité meurtrière de masse occultée pendant près de soixante ans au nom de la raison d’État soviétique et à nouveau relativisée – quand ce n’est pas niée – par la propagande poutinienne aujourd’hui.
Staline se défendra d’avoir appliqué une politique différente en Ukraine. Ce faisant, il se trahira en indiquant l’inverse : « Le penchant nationaliste est une séquelle du capitalisme plus vivace que les autres et existe aussi bien chez les grands-Russes que parmi les Ukrainiens. Cependant tout est affaire de circonstances, et il se trouve que le nationalisme ukrainien, qui ne représentait pas “le danger principal” il y a peu de temps encore, l’est devenu lorsqu’on a cessé de le combattre. »
En conclusion, dit Georges Sokoloff, Staline aurait voulu faire d’une pierre deux coups : briser les paysans (ukrainiens et autres) « tout en adressant aux Ukrainiens un avertissement terrible à un moment où la tension internationale monte au cœur de l’Europe et où [Staline] va se soucier toujours davantage de la cohésion de son empire multinational, surtout sur ses marches occidentales ». En serions-nous à nouveau là aujourd’hui ?