La Lune n’est pas un objectif

Visionnaire, le philosophe Günther Anders (1902-1992) ? Son originalité peut être mise en parallèle avec la marginalité de son parcours : il n’intégrera jamais l’université (à l’inverse d’Einstein), privilégiant l’urgence de ses engagements sur la recherche d’une carrière. La praxis avant la théorie : ses tribulations biographiques et ses engagements, contre le nucléaire, contre la guerre du Vietnam, fécondent sa réflexion théorique et garantissent l’efficacité de son travail philosophique, qu’il définit comme une philosophie de la technique, plus précisément une « anthropologie philosophique à l’époque de la technique », plus précisément encore à « l’époque de l’autodestruction du monde rendue possible par les moyens NBC » – Nucléaires Biologiques Chimiques.


Günther Anders, Vue de la Lune. Réflexions sur les vols spatiaux. Trad. de l’allemand par Annika Ellenberger, Perrine Wilhelm et Christophe David. Préface d’Alexandre Chollier. Héros-Limite, coll. « géographie(s) », 224 p., 24 €


Tous les thèmes et les réflexions de Vue de la Lune, publié treize ans après le premier tome de son œuvre majeure, L’obsolescence de l’homme, et dix ans avant le second,  en sont l’illustration par une expérience précise universellement connue. « Je suis toujours parti des faits empiriques », écrit Anders – « [les raisonnements développés ici] relèvent d’une “philosophie de l’occasion” parce que je suis parti d’expériences précises », écrit-il dans la préface du deuxième tome de L’obsolescence de l’homme.

Vue de la Lune, de Günther Anders : la Lune n'est pas un objectif

Décollage de la fusée Saturn V emportant l’équipage de la mission Apollo 11 (16 juillet 1969) © CC0/NASA

L’occasion, pour Vue de la Lune, c’est dans sa première partie, écrite en 1962, la mise en orbite d’hommes dans l’espace, et dans la seconde, datée de 1969, l’alunissage d’Apollo 11. Événements « historiques ». Leur « historicité » fera du reste l’objet de réflexions sarcastiques qui sont la marque d’Anders. À partir d’un fait politique : après le débarquement raté de la baie des Cochons en 1961, la décision prise par J. F. Kennedy que le prochain challenge, « race », offert en pâture au rêve de ses « fellows », les citoyens des États-Unis, sera d’envoyer des hommes sur la Lune – et, à partir des faits techniques qui en découlent, les exploits des cosmonautes et leur retransmission télévisée, Anders reconstitue notre monde occidental dans tous ses rouages imbriqués, techniques, politiques, économiques, sociaux, psychologiques, linguistiques, moraux, religieux et philosophiques. C’est minutieux et magistral.

« Ô Corneille Agrippa, l’odeur d’un petit chien m’eût suffi / Pour décrire exactement tes concitoyens de Cologne » (Apollinaire, « Cortège »). C’est, pour employer une métaphore médicale, la description organe par organe des maladies provoquées dans tous les domaines par le développement de la technique, y compris le domaine de la pensée, jusque dans les concepts de l’espace et du temps. Les maladies : disons, pour rester neutre, les modifications – mais la maladie est une modification. Comme les organes fonctionnent entre eux, le travail d’Anders, qui se fait une gloire de ne pas bâtir un système, est d’une redoutable cohérence. « Je dirai que mes recherches ne sont pas dénuées de “systématicité”. La cohérence de l’ensemble n’était certes pas prévue : c’est plutôt d’une “systématicité après-coup” qu’il s’agit. »

Vue de la Lune, de Günther Anders : la Lune n'est pas un objectif

Deux membres de la mission Apollo XII s’entraînent à ramasser et à photographier des échantillons de sol lunaire (6 octobre 1969) © CC0/NASA

Le stupéfiant, c’est que, cinquante ans après, il soit difficile d’objecter quelque chose à ses théories, à la lumière même des développements ultérieurs de la technique. Qu’on en juge : « Rien ne nous aliène à nous-mêmes et ne nous aliène le monde plus désastreusement que de passer notre vie, désormais presque constamment, en compagnie de ces être faussement intimes, de ces esclaves fantômes que nous faisons entrer dans notre salon d’une main engourdie par le sommeil – car l’alternance du sommeil et de la veille a cédé la place à l’alternance du sommeil et de la radio – pour écouter les émissions au cours desquelles, premiers fragments du monde que nous rencontrons, ils nous parlent, nous regardent, nous chantent des chansons, nous encouragent, nous consolent […] et, nous détendant ou nous stimulant, nous donnent le la d’une journée qui ne sera pas la nôtre. Rien ne rend l’auto-aliénation plus définitive que de continuer la journée sous l’égide de ces apparents amis : car ensuite, même si l’occasion se présente d’entrer en relation avec des personnes véritables, nous préférons rester en compagnie de nos portable chums, nos copains portatifs, puisque nous ne les ressentons plus comme des ersatz d’hommes mais comme de véritables amis ». Günther Anders écrit ce texte en 1956 dans le premier tome de L’obsolescence de l’homme. La radio, c’est le seul mot ici qui pourrait renvoyer ce texte au passé.

Oui, Anders est un visionnaire et, comme tel, il acquiert lentement l’importance que la puissance prophétique de ses analyses lui vaudra : il semble, c’est même un truisme, que l’importance, la justesse, la portée, l’intérêt, les implications d’une pensée, sont proportionnels au temps qu’il faut pour en prendre la mesure, et que cela ne soit, pour la masse des contemporains, perceptible, compris, efficient, qu’a posteriori. Voir combien de temps il a fallu pour que le géocentrisme soit entièrement abandonné. En corollaire, tout ou presque tout ce qui est célébré au jour le jour comme « important », « historique » « inoubliable », n’est que publicité ou promotion, destiné dans presque tous les cas à être balayé. Étrangement, on n’approche des novateurs qu’à reculons.

Vue de la Lune, de Günther Anders : la Lune n'est pas un objectif

Les sachets-repas des astronautes de la mission Apollo XVI présentés par la physiologiste Rita Rapp, pionnière de la nourriture spatiale (janvier 1973) © CC0/NASA

Il y a la description clinique, le diagnostic et le pronostic. « L’essence à laquelle nous sommes condamnés, n’est pas notre “nature humaine”, mais un état artificiel, un état dans lequel nous les hommes, nous nous sommes mis nous-mêmes – ce dont nous n’avons été capables que parce que notre nature inclut paradoxalement la capacité de changer et notre monde – non pas seulement notre monde, mais le monde – et nous-mêmes. » Bien sûr, dans Vue de la Lune, il s’agit d’un cas extrême de ce qu’Anders appelle « human engineering » : les modifications subies par des cosmonautes pour pouvoir être lancés dans l’espace et en revenir sains et saufs (être lancés, la forme passive n’est pas anodine), et les implications en miroir sur les téléspectateurs à qui on offre en direct ces exploits. Un « direct » longuement interrogé par Anders : le monde est devenu image (1).

Du cas des cosmonautes entraînés et modifiés pour servir les machines, cas extrême en effet, Anders fait un missile qui explose dans toutes les directions. Prenons seulement la question de la consommation de masse, devenue paradoxalement aussi individuelle et isolée que faire se peut, chacun dans son coin recevant les produits à consommer, comme un animal de zoo à qui on remet sans cesse une pâtée dans sa cage. Dans ce cas aussi, l’homme est au service de la machine à produire : Anders nous montre les populations dressées à « manger » sans fin et sans faim des « produits » de plus en plus inutiles, à usage unique (à l’image de la nourriture) ou en tout cas à durée déterminée, la plus courte possible. Car sans certaines « faims », pour la plupart créées et entretenues artificiellement par la publicité, la machine à produire cesserait de tourner. Y a-t-il une faille, une possibilité de résistance ? Celui qui voudra résister n’est pas oublié, il sera gavé lui aussi, au-delà de ses besoins, de tout ce qu’il faut pour se retirer dans un lieu écarté où l’on ait la liberté d’être rebelle. Anders cite Huxley et Le meilleur des mondes : « La dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans mur dont les prisonniers ne songeraient pas à s’évader et où les esclaves auraient l’amour de leur servitude ». La « terreur douce de la publicité » est un des corollaires de l’obsolescence de l’homme : « Nous sommes devenus ce que la publicité nous fait “manger” ».

Vue de la Lune, de Günther Anders : la Lune n'est pas un objectif

Empaquetage d’un sachet-repas de nourriture spatiale (2011) © CC0/NASA/Bill Stafford

Plus la technique se perfectionne (et, dans le cas des cosmonautes, la perfection est vitale), plus elle devient irréversible, fermant toutes « les routes du retour ». Et plus elle est efficace, plus elle est menaçante. Dans Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ?, Anders décrit son effroi d’enfant de quinze ans voyant en 1917, posés dans une gare, attendant leur train, des hommes-troncs. Ces soldats amputés jusqu’aux hanches étaient produits par le miracle technique des armes de guerre perfectionnées. Le monde que nous produisons est devenu « le monde qui nous produit ».

Anders donne le diagnostic mais pas le traitement. Pour Fahrenheit 451 de Bradbury, en 1953, le salut venait de la résistance de lecteurs résiduels. Dans son « roman » La catacombe de Molussie, Günther Anders semble miser sur l’enseignement transmis par des esprits non contaminés. Mais ce livre reste inachevé. Comment s’achèvera l’ère du technico-centrisme ? Quel grain de sable providentiel pourrait arrêter ou inverser le processus, quel magicien proférant un « ça suffit » définitif libérerait l’apprenti sorcier ? Le grain de sable providentiel ou le miséricordieux maître magicien pourrait prendre la forme d’une « bonne » grosse météorite à l’ancienne, ou – et c’est le pronostic d’Anders, et ce contre quoi il consacre sa vie à lutter – un fiat lux nucléaire à la moderne.

Vue de la Lune, de Günther Anders : la Lune n'est pas un objectif

Wernher von Braun pose devant le premier étage de la fusée Saturn V et ses cinq moteurs F-1 de plus de 5,5 mètres de haut © CC0/NASA

Anders se veut et est un philosophe moraliste. Il clôt Vue de la Lune par une annexe, « À propos de Wernher von Braun », où il montre avec une ironie vengeresse von Braun célébré partout comme le héros de la conquête de la Lune. Grâce à « l’intérêt », à la « portée », aux « implications » et aux applications a posteriori de ses fusées V1 et V2 destinées à dévaster Londres (quand il était ingénieur au service des projets de Hitler à Peenemünde), « mises au service du plus offrant » et reconverties à la NASA, von Braun est généreusement, chrétiennement, pardonné parce qu’utilisable, et quasi sanctifié y compris dans les pays qu’il avait été payé pour détruire.


  1. À rapprocher d’un chapitre des Luttes de classes en France au XXIe siècle où Emmanuel Todd évoque le problématique formatage précoce des cerveaux par les images d’écrans. Tout pessimiste que soit le constat, l’ironie de Todd a une alacrité qui la différencie de celle d’Anders, glaçante et désespérée.

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