Les losers d’en haut

Emmanuel Todd s’est rendu célèbre avec La chute finale (1976), où il annonçait la dislocation de l’URSS à partir de données démographiques. Il a ensuite patiemment bâti une œuvre impressionnante, fondée sur l’étude des structures familiales en rapport avec les notions de liberté et d’égalité, d’abord à l’échelle de la France, puis du monde entier. Cette anthropologie historico-économique l’a conduit, dans Après l’empire (2002), à prédire le déclin des États-Unis et la crise économique majeure qui en résulterait. En reprenant Karl Marx pour son nouvel ouvrage, Les luttes de classes en France au XXIe siècle, Emmanuel Todd ne recule pas devant la provocation.


Emmanuel Todd, en collaboration avec Baptiste Touverey, Les luttes de classes en France au XXIe siècle. Seuil, 384 p., 22 €


Pour Emmanuel Todd, l’apparition des Gilets jaunes augure d’un nouveau cycle qui, dépassant les revendications sociétales se situant dans le droit fil de Mai-68, promeut des revendications économiques et sociales. La cause en serait l’appauvrissement général de la société et l’impuissance des dirigeants français dépossédés du pouvoir par l’instauration de l’euro, responsable de la désindustrialisation.

Dans le portrait qu’il dresse de la France, Todd constate tout d’abord que, loin de « l’emballement anglo-américain », les inégalités s’y creusent moins qu’ailleurs (sauf pour les 1 % et surtout les 0,1 % les plus riches) mais que la société se paupérise globalement. Il en profite pour contester les conclusions de l’INSEE qualifié « d’acteur majeur de la fausse conscience nationale ». Par exemple, dans le calcul pour mesurer les évolutions du niveau de vie, les dépenses de logement sont sciemment minorées.

Todd considère que la forte désindustrialisation de la France (13,6 % d’ouvriers en 2016) a fait de notre pays une société « serviciée », et d’ajouter : « Les services sans l’industrie, c’est le tiers-monde d’antan ». Cependant, il considère que « l’axe central de l’Histoire » n’est pas l’économie mais l’éducation et que, depuis trois décennies, crise éducative et régression économique vont de pair. De surcroît, le bât blesse doublement : si l’alphabétisation universelle du XVIIe au XXe siècle a coïncidé avec une progression de l’idéal démocratique, la massification des études supérieures a engendré une conscience inégalitaire, en particulier chez les 25-34 ans, diplômés du supérieur à 47 %. D’autant que, l’immobilité sociale et les inégalités s’imposant, les éduqués vivent une « spectaculaire dégradation » de leur niveau de vie par rapport aux aînés. Au vu de ce qu’est devenue l’université, Todd pointe aussi un sérieux décalage entre diplôme et compétence intellectuelle. Il ne croit pas non plus à  l’excellence des « élites », estimant que les polytechniciens, qui enchaînent avec HEC, Science Po ou l’ENA, finissent par entamer leurs vraies facultés cognitives au profit d’un conformisme rythmé par le chemin de croix des concours.

Emmanuel Todd propose une classification des catégories sociales tenant compte de l’effritement des classes moyennes qui « étaient riches quand les ouvriers allaient bien et qu’il y en avait beaucoup ». Il affirme : « Si l’on détruit les ouvriers, on finit par détruire le niveau de vie en général et celui des classes moyennes en particulier ». Ainsi, il évoque une « majorité atomisée » : professions intermédiaires, employés qualifiés, artisans, petits commerçants, agriculteurs, qui  forment 50 % (avec une majorité de femmes) de la société. Il la voit en déshérence, n’ayant guère conscience d’elle-même, et dénuée de toute vision de l’avenir. Todd, qui n’aime pas les nomenclatures figées, précise qu’elle agrège, par le bas, les strates supérieures du monde ouvrier et des employés non qualifiés (30 %) et, par le haut, les jeunes paupérisés.

Emmanuel  Todd, en collaboration avec Baptiste Touverey, Les luttes de classes en France au XXIe siècle

Emmanuel Todd © Jean-Luc Bertini

Ceux-ci proviennent des CPIS (« cadres et professions intellectuelles supérieures » (19 %), qualifiés de « pseudo-dominants » dont la catégorie s’érode. Ayant une tendresse particulière pour ce groupe qui s’illusionne sur lui-même (« loosers d’en haut ») et dont il fait partie, Todd le désigne sous l’appellation de « cocus ». Seuls les 0,1 % les plus riches (analysés par Thomas Piketty et Louis Chauvel) sont les vrais détenteurs du capital. Pour l’auteur, il ne s’agit pas de « capitalistes libéraux » mais bien plutôt d’une aristocratie « stato-financière » avec intrication des grands corps de l’État, de la haute finance et des grandes entreprises, sans oublier la propriété des médias. Les 0,9 % qui suivent sont les brillants « dépendants », les riches exécutants (par exemple, le polytechnicien converti en machine financière dans une salle de marchés). Observons que l’ancienne « bourgeoisie industrielle » a perdu son rang. Todd n’en distingue pas moins « une France des tempêtes » dans la moitié Est et « une France abritée » dans la moitié Ouest (plutôt macroniste), tout en signalant que les fermetures d’entreprises se multiplient dans cette partie protégée.

Todd passe en revue nos anciens dirigeants à la manière d’un jeu de massacre : Chirac, menteur éhonté, Sarkozy, pourvoyeur de haine, Hollande, « crétin ravi », tous contraints de jouer «  la comédie du pouvoir », condamnés à se cantonner dans l’austérité et la rigueur budgétaire. Macron est comparé à Napoléon III, et Todd tire judicieusement du 18 Brumaire de Marx le concept d’« autonomisation de l’État » par rapport à la société. Il considère que « le dysfonctionnement du système électoral a libéré la haute fonction publique de tout contrôle sérieux », un peu comme dans la Russie de Poutine. Il constate : « ni les énarques ni les gauchistes ne comprennent que l’euro, la rigueur budgétaire et l’abandon du concept de relance n’ont rien à voir avec le néolibéralisme et qu’au contraire ils ont tout à voir avec la vieille culture bureaucratique » de Napoléon à Macron. La haute bureaucratie serait dépourvue « d’instinct du marché » et l’euro prive le pouvoir de sa capacité de gérer le coût du travail par l’inflation et la dévaluation (il y en eut une dizaine de 1944 à 1983). Ainsi, l’industrie et le commerce s’atrophiant, « l’effet euro » produit une contraction de la société civile qui aboutit à une augmentation du poids sociopolitique de l’État.

L’offensive des classes dominantes contre les classes populaires, organisée par Reagan et Thatcher, a produit en France une escalade de mépris. Les classes supérieures, « frustrées dans leurs attentes » et fascinées par l’Allemagne (à laquelle l’euro convient très bien) qui leur tient la dragée haute, donnent libre cours à un « sadisme social ». Il est vrai qu’après la crise de 2007 la France a davantage délocalisé et licencié que ses voisins : c’est « le modèle aztèque », célèbre pour ses sacrifices humains ! L’extrême droite, en contrepartie, offre l’occasion à la moitié de l’électorat des ouvriers et des employés d’opter pour un vote, devenu rituel, d’exclusion volontaire du jeu politique. Le drame est évidemment la fracture entre le peuple et la petite bourgeoisie intellectuelle.

Todd évoque la grande surprise qu’il a eue en constatant le coefficient de corrélation étonnamment fort (0,93) entre le vote Le Pen et celui de Macron au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, comme si le second était suscité par le premier. L’unique projet de la petite bourgeoisie intellectuelle, qui n’a plus d’idéologie collective, serait de lutter contre le « populisme ». Pas étonnant qu’une partie de cette classe éprouve une passion nouvelle pour les migrants sans avoir d’égard pour les inquiétudes des classes populaires. Il convient, avant tout, d’être le contraire d’un lepéniste. C’est ainsi que la dislocation de La France insoumise aux élections européennes s’expliquerait par le départ de la composante « éduquée se croyant l’élite », qui s’est séparée des Gilets jaunes décrits comme « populistes ».

Pour Emmanuel Todd, l’inconscient d’une société se loge dans ses dimensions religieuse et familiale. Il reconnaît cependant que les structures familiales, qu’il a tant étudiées, ont été détruites par l’urbanisation. De même, le clivage religieux entre croyants et athées, si longtemps structurant depuis la Révolution, a disparu. La carte des actions des Gilets jaunes atteste d’ailleurs de cette nouvelle homogénéité du territoire et infirme les accusations de lepénisme et d’antisémitisme, dangereusement instrumentalisées par le pouvoir.

L’auteur se demande alors si l’ancienne dualité des valeurs liée à la géographie – périphérie inégalitaire-autoritaire/centre égalitaire-libéral – n’a pas migré dans la structure sociale : élite/peuple. Cependant, un armistice perdure grâce à la dette, qui permet de perpétuer le financement de l’État social, le fonctionnement des établissements scolaires pour les enfants des CPIS, sans toucher à la rente des riches qui augmente avec les baisses d’impôts et la hausse du taux de profit. Toutefois, s’il se produit une révolte, l’euro n’est pas remis en cause. Les raisons en sont nombreuses : crainte des retraités, société en mutation et désorientée, économie en déclin, peur généralisée du déclassement, fatigue psychique, absence de perspective…

Dans cet ouvrage provocateur mais argumenté et riche d’idées, Emmanuel Todd évoque la destruction du système hospitalier en prédisant que nous allons rejoindre les Américains dont l’espérance de vie baisse. Il ne croyait pas si bien dire… N’ayant pas froid aux yeux, il conclut sur une perspective léninisto-christique, sur fond d’amour de la patrie ! Il en appelle même à un sursaut moral. Cette dernière idée paraissait naïve. Mais, après le coronavirus – que Todd, étonnamment n’a pas prévu –, qui peut savoir ?

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