Une Europe pas tranquille

Ici et ailleurs rassemble une quarantaine d’articles écrits par Florence Aubenas pour Le Monde entre 2015 et 2022. Lus les uns à la suite des autres, ils composent un portrait de la France (et de l’Europe) à une époque de crises où se succèdent attentats islamistes, révolte des Gilets jaunes, confinements, guerre en Ukraine. D’autres articles sur des sujets moins spectaculaires les remettent en contexte. Autant d’histoires factuelles au style dense et efficace, qui content avec finesse et sensibilité des sociétés en déséquilibre.


Florence Aubenas, Ici et ailleurs. L’Olivier, 368 p., 21,50 €


Le premier article, « Ma cité sous les palmiers » (7 mars 2015), porte sur un sujet apparemment léger : l’engouement des jeunes musulmans de banlieue pour les vacances en Thaïlande. Cependant, les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher ont eu lieu deux mois auparavant, et le choix de Phuket est aussi celui d’un lieu neutre où l’on peut vivre un moment sans avoir à se positionner : « On nous demande de fournir des gages, en blaguant mais sans cesse, et toujours les mêmes : boire du vin rouge, manger du porc, donner des prénoms non musulmans à nos enfants. Sinon, ils nous regardent comme des tueurs », dit un jeune ambulancier. Un contrôleur SNCF de Pithiviers : « On ne se mélange plus. On ne s’appelle plus. On ne se dit plus les mêmes choses selon qui est présent ou pas. Ils ont leurs endroits, nous les nôtres ».

Ici et ailleurs, de Florence Aubenas : une Europe pas tranquille

Florence Aubenas (2015) © Jean-Luc Bertini

Ensuite, il y a les attentats du 13 novembre 2015, puis ceux de Bruxelles, les départs de jeunes Français en Syrie. La reporter se rend à Lunel, ville coupée en deux, à Molenbeek, où délinquance et islam se sont mêlés, pour comprendre d’où viennent les djihadistes. Entretemps, deux articles traitent de l’abstention aux élections et de la crise économique en Grèce, rappelant en creux que les attentats ne sont pas arrivés dans une Europe sereine.

Florence Aubenas utilise des phrases courtes, le présent. Elle ne commente pas, elle cite, décrit, cherchant la densité. C’est dans l’implicite, dans ce que le lecteur recompose entre les lignes et entre les articles, que se tient la force littéraire de ces textes, leur capacité à produire du sens au-delà de leurs informations littérales.

On ne peut ainsi s’empêcher de mettre en rapport les électeurs déboussolés des départementales de 2015, ceux d’« En attendant Macron » en 2017 – « J’ai l’impression de me faire baratiner comme une débutante », constate justement une mère de famille – et cet habitant de l’Aisne qui n’ose pas participer aux manifestations des Gilets jaunes en 2018 : « Je suis au RSA. Je ne me sens pas autorisé à défiler ».

Ici et ailleurs, de Florence Aubenas : une Europe pas tranquille

En France © Jean-Luc Bertini

L’autrice ne cesse de faire preuve d’empathie et de respect pour des citoyens qui n’ont pas souvent les honneurs des médias : ces femmes Gilets jaunes qui veulent « être au cœur du réacteur, cette fois au moins », et qui sautent le déjeuner parce que « c’est trop cher » ; ces aides-soignantes d’un EHPAD en grève depuis cent jours qui dénoncent leur rémunération – la prime du dimanche est à 23 euros – et des conditions de travail ne leur permettant pas de traiter avec dignité les résidents. Florence Aubenas ajoute aux récits des faits : en France, le taux d’encadrement est de 55 professionnels pour 100 résidents, là où en Allemagne il est de 80 et en Suisse de 100. Là encore, un écho s’établit, avec « La vie et la mort au jour le jour à l’Ehpad des Quatre-Saisons », où, lors du premier confinement, le personnel se retrouve livré à lui-même, sans matériel.

Des articles, plus longs ou revenant plusieurs jours sur le même sujet, fouillent certains destins. En 2019, une série sur l’Hyper U de Mende, le seul hypermarché de Lozère, devient ainsi presque un – court – roman choral. Propriétaire, directeur, chef de rayon, employées, représentant (« Monsieur Nutella ») laissent entrevoir une France rurale sans repères, entre paternalisme, féroce concurrence et pauvreté toujours. Véro s’occupe du bac réfrigéré où les viandes dont la date de consommation approche sont à – 30 % ou – 50 %. « Depuis trois ou quatre ans des clients lui attrapent parfois des paquets des mains, avant qu’elle ait pu les poser dans le bac. »

Une autre série raconte la vie et la mort de Jérôme Laronze, agriculteur contestataire abattu par des gendarmes dans une bavure suivie d’une enquête négligente. Là aussi se révèle un malaise, entre surproduction encouragée par les institutions, pression économique et solitude.

« Sur les traces de la femme des bois » est comme un polar. Cette histoire d’une jeune femme farouche s’introduisant dans les maisons de néo-ruraux libertaires questionne la meilleure manière d’aider les autres, le devenir de certains idéaux, les limites de notre bienveillance, et s’intéresse encore une fois à un groupe en marge de la coalition macroniste libérale, aisée et normative. L’héroïne garde son mystère, on touche là le point opaque de l’inconnaissable et de l’incontrôlable : sans doute pas heureux, mais hors de portée de l’aliénation molle.

Ici et ailleurs, de Florence Aubenas : une Europe pas tranquille

À Lviv (2005) © Jean-Luc Bertini

Enfin, les articles les plus nombreux se situent en Ukraine. Peut-être un peu moins construits que les autres, ils sont portés par l’urgence de témoigner. On y retrouve l’attention de Florence Aubenas, pour ces femmes de ménage non déclarées ou ces ouvriers du BTP qui reviennent dans leur pays afin de s’occuper de leurs proches ou de s’engager. Pour ces gens terrés dans leurs maisons sur la ligne de front, dont on devine qu’ils n’ont pas les moyens de partir. Pour ces « Naufragés du métro » de Kharkiv traumatisés par les bombardements qui n’arrivent plus à remonter à l’air libre. Sur fond de ville en ruine, cet article prend une tonalité quasi fantastique, de même que les tribulations douces-amères d’une « horloge hollandaise », symbole du « trouble des règlements de comptes et des changements de camp ».

Dans le dernier article, un soldat ukrainien passe au front un examen en ligne d’admission à l’université : malgré la gravité des crises qu’elle ausculte, Florence Aubenas nous rappelle qu’il y a un après. Le grand plaisir qu’on prend à lire ses textes, outre la justesse de l’écriture et la capacité de mener une enquête en racontant une histoire, nait de cette foi en l’humain.


EaN a rendu compte de L’inconnu de la poste, le précédent livre de Florence Aubenas

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