Jamais telle qu’en elle-même

C’est avec un extraordinaire brio que Janet Malcolm (1934-2021), collaboratrice du New Yorker, auteure de Tempête aux archives Freud et du Journaliste et l’assassin, a écrit La femme silencieuse sur le sort posthume de Sylvia Plath, poète américaine morte en 1963. Elle y mène une élégante enquête littéraire sur la création de la mythographie de l’écrivain et y souligne avec humour les périls qui menacent toute entreprise biographique. Les doutes qu’elle exprime sur les possibilités d’écrire une vérité acceptable concernant la vie d’autrui n’empêchent pas qu’elle réalise aussi un portrait de Plath et de son entourage qui fit alors grincer certaines dents.


Janet Malcolm, La femme silencieuse. Sylvia Plath et Ted Hughes. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Jakuta Alikavazovic. Éditions du sous-sol, 240 p., 22 €


La femme silencieuse, publié aux États-Unis en 1993, prend la « situation Sylvia Plath » telle qu’elle se présentait à la fin du XXe siècle, mais le temps écoulé n’invalide ni les propos concernant la poétesse ni ceux concernant la question du genre biographique. Le long délai entre la première parution et la traduction fait juste regretter que cet excellent livre, portant sur un sujet susceptible d’intéresser beaucoup de lecteurs, n’ait pas été plus vite disponible en français où l’édition s’est pourtant montrée ces dernières décennies peu avare en publications de piètre qualité autour de Plath.

La femme silencieuse : Plath et Hughes par Janet Malcolm

Ted Hugues et Sylvia Plath © CC BY 2.0/summonedbyfells/Flickr

Janet Malcolm raconte d’abord comment est né son intérêt pour le cas Plath. Si elle était au courant, comme tout lecteur anglo-saxon moyennement informé, de la guerre qui s’était déclarée, dès le suicide de la poétesse, entre ses partisans et ceux de son époux (le poète Ted Hughes), elle ne s’était pas saisie du « sujet ». C’est la publication en 1989 de Bitter Fame (non traduit en français), une biographie autorisée par le Plath Estate mais vue comme « hostile » par les fans de Plath, qui éveilla ses instincts d’enquêtrice. « Lorsque Bitter Fame parut », confie Malcolm, « et que les enjeux montèrent encore d’un cran, je me décidai à entrer dans le jeu ». La violence des « pro-Plath » contre cette biographie l’intriguait car rien de tel ne s’était produit à la parution des quatre précédentes. Sa curiosité intellectuelle se doublait d’une autre, plus personnelle ; elle connaissait vaguement Anne Stevenson, l’auteure vilipendée de l’ouvrage.

Malcolm se transforme alors en lectrice attentive du corpus plathien et en Sherlock Holmes. Elle part pour l’Angleterre interroger Anne Stevenson et un certain nombre de personnes qui ont en commun d’avoir écrit quelque chose sur Plath, en tant que témoins de sa vie ou spécialistes de son œuvre. Elle privilégie des interlocuteurs aux personnalités diverses et aux points de vue « primordiaux », au sens où ils ont déterminé les termes dans lesquels Plath est considérée : Al Alvarez (critique et ami du couple Hughes/Plath), Olwyn Hughes (belle-sœur de Plath et, à l’époque, à la tête du Plath Estate), Jacqueline Rose (universitaire spécialiste de Plath), Trevor Thomas (voisin de Plath, qui aurait été le dernier à l’avoir vue)… Pas Ted Hughes, mais il correspond avec Malcolm. Chacun prend position et, animé par telle passion humaine ou telle autre, attaque, se défend, récrimine, s’apitoie, se hausse du col, promeut ses propres idées… La farandole de « vérités » biographiques est distrayante et, dans l’exécution de ses multiples pas, se révèle instable, modifiable à loisir, jamais complétée. Un thème classique mais joliment mis en scène par Malcolm.

La femme silencieuse : Plath et Hughes par Janet Malcolm

La maison de Sylvia Plath, à Londres © CC4.0/Megalit/WikiCommons

Cependant, tout en questionnant la possibilité du récit biographique, Janet Malcolm est entrée à son tour dans la danse. Consciente que les gens qu’elle interroge et elle-même ont leurs desseins et désirs respectifs, elle joue carte sur table et dévoile les siens. « Moi aussi j’ai pris parti, pour les Hughes et Anne Stevenson et moi aussi je puise dans mes sympathies, mes antipathies et mes expériences pour étayer ma position. »

Bref, elle choisit de défendre ceux qui sont souvent, pour les milieux plathiens, les « méchants » : Ted Hughes, mari égoïste et infidèle, Olwyn Hughes, redoutable protectrice de son frère Ted et affreux cerbère des archives Plath. Malcolm n’a en effet jamais craint de prendre le contrepied de l’opinion commune, ni de froisser les susceptibilités, au point de s’en rendre parfois la vie inconfortable. Un des responsables des archives Freud, par exemple, mécontent du portrait qu’elle avait fait de lui dans son livre sur ce sujet, lui intenta un procès qui dura dix ans, et qu’il perdit.

Car un biographe doit choisir son camp, par « nécessité psychologique » et rien n’irrite plus Malcolm que la position prétendument neutre d’une de ses interviewées, l’universitaire Jacqueline Rose, auteure d’un The Haunting of Sylvia Plath, à la publication duquel les Hughes, « bouleversés, fâchés », avaient tenté de s’opposer « avec l’énergie maladroite qui leur [était] habituelle ». Rose, qui assure ne discuter que d’« entités textuelles », jamais de « personnes », représente bien toutefois aux yeux de Malcolm une protagoniste de la querelle Hughes/Plath et, du fait de son prestige et de son intelligence, « le plus puissant et plus plausible témoin de l’opposition ». Les échanges entre elle et la brillante théoricienne « féministe, psychanalytique et déconstructiviste » de la littérature donnent lieu à des scènes acides et retenues, où les deux femmes expriment leurs dissensions intellectuelles tout en révélant, derrière une civilité un peu surjouée et de discrets faux-semblants, bien d’autres choses. Captivant !

La femme silencieuse : Plath et Hughes par Janet Malcolm

Mais, au-delà de la conception un peu provocante de l’acte biographique, de la contribution au débat Hughes/Plath, Malcolm fournit aussi une vision de la poétesse et de la féminité qui évite les stéréotypes de victimisation. Plath y est sauvée de son rôle de fille traumatisée, d’épouse trahie, de mère désorientée, de poète fragile… et prise en considération pour la virulence (dans sa vie et dans son œuvre) du mépris qu’elle a pour elle-même, de la haine et de l’envie qu’elle éprouve à l’égard des hommes. Le livre étend d’ailleurs pour tous les personnages qu’il met en scène, y compris Malcolm elle-même, une vivifiante modulation de la binarité agresseur-victime et esquisse un amusant aperçu du spectre des pulsions agonistiques en jeu dans les relations humaines.

Bref, Janet Malcolm a accompli avec La femme silencieuse un très joli exploit, à la fois essai sur la biographie, contribution aux études plathiennes, réflexion sur les présupposés d’un certain féminisme, et analyse des attentes sociétales concernant l’intime. Soigneusement argumenté, narrativement séduisant et parfois formidablement drôle, l’ouvrage constitue une des meilleures lectures de ce début d’année.

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