Le testament d’Utemissov

Porte-voix de la rébellion populaire au XIXe siècle au Kazakhstan, décapité pour ses idées, Makhambet Utemissov et son destin tragique sont rappelés par Poet de Darezhan Omirbayev, sorti au cinéma mi-décembre 2022. En attendant Nadeau en profite pour se pencher sur ses poèmes.


Darezhan Omirbayev, Poet. Avec Yerdos Kanayev, Gulmira Khasanova, Klara Kabylgazina

Makhambet Utemissov, L’armoire rouge de la steppe. Trad. du kazakh par Jacques Jouet. Préface de Léon Robel. Caractères, 128 p., 13 €


 « Et c’est pourquoi, avant de partir, je saluerai / Tout ceux qui vivront après moi / Et je laisserai un testament / Aux hommes de valeur, dont la main serre un javelot. » Depuis son XIXe siècle, Makhambet Utemissov (1803-1846) et son poème « Hé, Makhambet camarade ! » semblent se tourner vers les protestataires kazakhs, ses concitoyens de janvier 2022 s’indignant de la hausse du prix du gaz de pétrole liquéfié. Leur soulèvement, qui s’est soldé par la mort de près de 250 d’entre eux, répond désormais au nom de Janvier sanglant (Qandy Qantar). Cet événement tragique rappelle le destin du poète, dont l’histoire émerge dans la mer artistique contemporaine à l’occasion de la sortie du film Poet de Darezhan Omirbayev.

The Poet, de Darezhan Omirbayev : le testament d’Utemissov

« Poet » © Alfama Films

Ce long-métrage lie le présent de Didar (joué par Yerdos Kanayev), employé d’un petit journal et auteur de poèmes, et le passé d’Utemissov (interprété par le même acteur). Différents événements de leurs existences respectives alternent et se croisent, aboutissant à des questionnements sur l’héritage et la transmission de l’artiste du XIXe siècle (illustrés par cette réplique prononcée par une protagoniste au cours des années 1970 devant son garage, à propos de la dépouille exhumée : « Tu peux le cacher ici, ton Makhambet, si personne n’a besoin de lui ») et la place très réduite de la poésie et de la littérature dans la société contemporaine.

Darezhan Omirbayev, coutumier des films proches de la littérature (Chouga, réalisé en 2007, est inspiré d’Anna Karénine de Tolstoï et L’étudiant, en 2012, de Crime et châtiment de Dostoïevski), s’explique à propos de sa nouvelle œuvre et en profite pour présenter le sort du poète : « J’ai toujours été fasciné par la vie et l’art de Makhambet Utemissov […]. Du fait d’une violente répression, il a été forcé de se cacher avec sa famille dans la steppe. Rapidement retrouvé, il a été décapité publiquement et sa tête a été rapportée à Khan Zhangir, le gouverneur du Kazakhstan occidental ».

Makhambet Utemissov, se distinguant parmi les akïn (les poètes-improvisateurs oraux) dès l’âge de seize ans, tient la place d’un « personnage épique de l’histoire et de la pensée kazakhes », comme l’écrit Léon Robel dans sa préface à L’armoire rouge de la steppe. Ses talents littéraires précoces ont d’abord amené le khan (le souverain) à le distinguer. Dès les années 1820, ses démonstrations d’indignation par rapport aux injustices subies par les éleveurs nomades d’alors (par exemple, l’augmentation des impôts et la confiscation de terres de pâture traditionnelles) l’ont poussé à rejoindre la rébellion populaire et à devenir « [l’]idéologue des insurgés », se battant alors qu’il est en proie à la famine à partir de la décennie suivante. Mais, à la suite de l’écrasement de ce soulèvement par les autorités, avec l’aide des Russes (à la fin des années 1830), le « poète-héros » est condamné à l’errance avec sa famille avant d’être retrouvé et décapité.

Plus de 175 ans après cet événement sinistre, demeurent une centaine de poèmes de cet artiste originaire de Narïnkum, région de la partie occidentale de la steppe du Kazakhstan située entre la Volga (Edil) et l’Oural (Jaïk), poèmes transmis oralement. Et pour cause, « bien que sachant parfaitement lire et écrire et en russe et dans sa langue, [Makhambet Utemissov] ne note ni ses poèmes ni sa musique » (Léon Robel). Le poète, « tout en restant fidèle dans l’ensemble à la tradition du jïr [dit ou chant épique en vers de sept syllabes], […] la marque de sa forte personnalité », en évitant notamment de composer à partir d’une rime unique.

The Poet, de Darezhan Omirbayev : le testament d’Utemissov

« Poet » © Alfama Films

Connaissant « la vie tragique de ce franc-tireur », comme la qualifie Nicole Gdalia, directrice des éditions Caractères et initiatrice de la publication de Makhambet Utemissov en français, le lecteur comprendra l’importante place prise par le peuple, l’affrontement et la révolte dans ces poèmes. Ainsi : « Pour notre juste cause / Il nous faut des hommes endurants, intrépides / Qui ne sourcilleront pas / Si on leur fend la cage thoracique / Et qu’une à une on leur enlève les côtes » (« Marche, même si la boue t’arrive à la cheville ») ; « De simples Kazakhs nés dans la misère noire / Ont été hommes dignes de ce nom, autant que le khan » (« Des mots pour le sultan Baïmagambet ») ; « Je rêvais du peuple et du khan à égale hauteur / Mais ce grand rêve, je n’ai pas su l’atteindre / Ni transformer mes dires en droit / Désormais je suis condamné aux souffrances » (« Lamentation »).

Toutefois, ces thèmes n’épuisent pas l’art de Makhambet Utemissov (même si leur part reste très importante dans ses poèmes connus, ceux précédant le soulèvement populaire n’ayant pas survécu au passage du temps). Le Kazakh accorde une grande place à la faune, à la flore et aux autres acteurs de la nature dans ses créations (« Un oiseau dans le ciel ! j’ai vu un faucon blanc / Dans mes mains il se change en épervier puis en milan », « Faucon blanc dans le ciel »). Par ailleurs, le poète émet des questionnements à propos de sa propre nature d’être humain : « Je pouvais être monsieur tout le monde / Bon père de famille et simple éleveur / Qui se dit : « À quoi bon le risque / de courser la mort, quand on peut l’attendre ? » » (« Hé, Makhambet camarade ! »).

Par la richesse de son phrasé et par sa dévotion, Makhambet Utemissov a ouvert la voie à de lointains successeurs, comme Olzhas Suleimenov, né au mitan des années 1930 au Kazakhstan : un extrait de sa Définition du rivage : Poèmes choisis (1979) a trouvé sa place dans l’Anthologie de la poésie mondiale composée par Nicole Gdalia, Sylvestre Clancier et Jean Portante, et publiée par les éditions Caractères fin 2021.


Valentin Chomienne est journaliste indépendant.

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