Comment Malaurie devint Malaurie

Le géologue Jean Malaurie, qui a eu cent ans le 22 décembre, nous offre un livre testament qui n’est pas qu’un roman d’aventures. De la pierre à l’âme décrit avec précision la vie des Inuits aux côtés desquels il a vécu, mais nous parle également de la manière dont leur fréquentation a modifié en profondeur sa vision de l’existence.


Jean Malaurie, De la pierre à l’âme. Plon, coll. « Terre humaine », 672 p., 26 €


En 1950, sur un chameau, dans le Hoggar, au cœur du Sahara, Jean Malaurie reçoit un télégramme porté par un méhari. Le Danemark l’autorise à passer quelques semaines à Thulé, région fermée depuis quarante ans à tout Occidental. Une « prescience » le pousse à anticiper son départ. Il gagne le nord-ouest du Groenland sans crédit, sans vivres, sans équipement polaire. Le bateau le laisse parmi trois cents Inuits polaires (Inughuit) qui le surnomment vite « l’homme qui parle avec les pierres » – il est géomorphologue. Le célèbre chaman Uutaaq le convoque et l’examine. Malaurie sent, lors de l’entrevue, qu’il se passe quelque chose dans sa pensée : « Je vivais, en innocent, un processus d’ensemencement chamanique ». Uutaaq lui dit alors : « Je t’attendais ». L’explorateur a le sentiment d’avoir été choisi et d’être parmi les siens. Il reste à gober cru un guillemot attrapé au filet et étranglé. « Je crois avoir enfin atteint l’éden barbare. J’y suis. » Malheureusement, une profonde dépression surgit : « Je prends conscience que je ne suis rien. Je ne sais rien. Je ne serai rien ».

De la pierre à l’âme : comment Malaurie devint Malaurie

Des maisons à Qaanaaq, l’établissement permanent le plus peuplé du nord du Groenland (2014) © CC4.0/Helene Brochmann

La dépression lui permet de s’interroger radicalement sur lui-même et sur sa formation. Il se demande si son action est de « l’activisme », du « voyeurisme » ou du « théâtre », et s’il ne va pas grossir les rangs des « polichinelles de la science et de l’exploration ». Il s’aperçoit que les méthodes de la géographie humaine – habitat, itinéraires, valeur ajoutée – n’ont guère de sens concernant « les peuples des grands déserts ». Même l’étude des roches ne l’intéresse plus. Il reste prostré, « égaré ». « Mal fagoté, puant, je me décompose. » Il a le sentiment que les Inuits le méprisent. Il ne trouve de réconfort qu’auprès de ses sept chiens de traîneau que personne n’a daigné lui enseigner à maîtriser. Et il s’est balafré la joue avec le fouet ! C’est alors que, début novembre, une décision folle s’impose à lui. Il va quitter cette base de Thulé avec magasins et église pour effectuer « un raid initiatique ». Il veut gagner deux minuscules villages, seul, de nuit, en traversant deux montagnes et un glacier. Le maniement du traîneau est délicat, surtout dans les descentes, mais le chien, chef de meute, Paapa, est son ami.

Malaurie ne brosse pas le portrait de « bons sauvages ». La société est « impitoyable, cruelle, pour les faibles et particulièrement les femmes et les enfants ». Les Inughuit ont vécu dans un isolat pendant deux cents ans, lors d’un petit âge glaciaire, de 1600 à 1818, année où John Ross les « découvre ». Plutôt que de descendre vers le sud, ils se sont donné des lois drastiques : euthanasie des vieillards, élimination des orphelins et des veuves sans perspective de remariage, infanticide d’une petite fille sur trois… On comprendra pourquoi, chez les Inuits, le sentiment de résignation est fort.

En hiver, la société devient « carcérale », avec 10 à 15 m2 pour cinq à huit personnes. « Chacun est exposé au su et vu de tous vingt-quatre heures sur vingt-quatre. » « Pour survivre, il faut refouler ses pensées intérieures. » La société est anarcho-communaliste car, si les grandes décisions se prennent collectivement, personne n’interfère sur les volontés personnelles. Toutefois, ses membres sont de « grands angoissés » ; aussi « une philosophie du soupçon » veille-t-elle à ce que tous les tabous soient scrupuleusement respectés. Il ne faut pas mécontenter les esprits, les « Inuat ». Parfois, le « Perlerorneq », le poids de la vie, conduit à un « pibloko », crise hystérique impressionnante (cris, convulsions, transes, mouvements désordonnés) qui a une fonction curative, car, un instant, s’instaure un sentiment fugace d’évasion qui soulage.

Malaurie ne se fait pas accepter d’emblée : « Que vient faire là un étranger ? » Son étude des roches gelées (cryogéologie) intrigue, ainsi que ses appareils de mesure. Il est bientôt surnommé « l’homme qui parle aux pierres ». Il se garde de poser des questions trop directes sur la vie des Inuits car ils ne répondent guère. On comprendra que l’auteur n’ait aucune affection pour les missionnaires, qu’ils soient catholiques ou protestants, car ils détruisent la culture des Inuits, notamment en leur donnant un nom de baptême. En effet, lorsque le chaman choisit un nom pour le bébé, c’est celui d’un mort qui sort ainsi des limbes et se réincarne dans l’enfant. Celui-ci a ainsi une double personnalité jusqu’à la fin de l’enfance, et on espère que le bambin héritera des qualités du défunt. Un lien fort se tisse donc entre le présent et le passé. On devine qu’un prénom chrétien – Jean, Marie ou Paul – perturbe la vision traditionnelle.

Petit à petit, Jean Malaurie parvient à se faire adopter. Considéré comme un savant, il est même appelé – marque de grande confiance – à faire la généalogie du groupe pour tenter de comprendre pourquoi la fertilité des femmes est aussi faible. On peut imaginer la difficulté d’un tel travail lorsqu’on sait que les noms restent secrets, et que l’on risque, en les prononçant, de déclencher le mécontentement des esprits.

Malaurie parle de « l’homme naturé ». Pour lui, non seulement l’homme n’est pas séparé de la nature – comment le pourrait-il d’ailleurs dans de telles conditions ? – mais celle-ci est vivante, répond à un ordre supérieur et produit une multitude de signes, en particulier sonores, qui révèlent une énergie première. Les animaux sont évidemment partie prenante. L’explorateur dialogue avec ses chiens qui paraissent le comprendre dans ses hésitations comme dans ses joies. Où l’on constate que « fils de chien » n’est pas une injure sous toutes les latitudes, les Inuits se vantant de l’être. D’ailleurs, la tête d’un très beau chien qui « lance son cri angoissé » à la lune figure sur la couverture sous le portrait de l’explorateur. Un échange-combat avec un corbeau nous vaut une page d’anthologie. Pour Malaurie, aucun doute : « La pensée animiste est salvatrice pour notre société matérialiste en passe de détruire la planète ». « Il faut apprendre à écouter en païen en courtisant la toundra, les végétaux, la pierre… » Pour l’auteur, derrière l’animisme, se trouve la métaphysique.

De la pierre à l’âme : comment Malaurie devint Malaurie

Jean Malaurie à côté du bateau hydrographique soviétique, au large d’Ouélen, durant son expédition en Tchoukotka (août 1990) © CC3.0/Terre Humaine

En 1990, alors qu’il dirige une mission avec des Soviétiques, Malaurie découvre, dans une petite île du détroit de Behring, « l’Allée des baleines », qualifiée de « Delphes de l’Arctique ». En effet, os et crânes de baleines sont disposés selon un ordre qui fait songer à un espace sacré. Ce serait le seul connu dans cette aire. En dépit de l’importance capitale de ce site, Malaurie est questionné par des membres du KGB qui lui demandent pourquoi il s’intéresse « à ces ossements relevant de la sorcellerie, à ce passé révolu, à ce chamanisme d’un autre âge » plutôt qu’au fonctionnement des kolkhozes…

Lui-même se reconnait comme scientifique mais ne peut nier ce qu’il ressent profondément. Un des grands intérêts du livre est que son auteur parvient à décrire ce qu’il éprouve face à ces paysages de roches, de glace et de neige : « Mais c’est surtout dans la nuit polaire avec mes chiens que, m’étant arrêté, j’ai ressenti une force de lévitation. Mon corps était léger comme aspiré par le vide. Ce furent des instants tout à fait extraordinaires qui m’ont apporté la paix de l’âme ».

Il pense que l’homme primitif est encore en nous. À preuve, « la prescience » qu’il sent en lui et qui joua un rôle important dans sa vie. Celle qui l’a conduit à accélérer son départ, sans raison objective – au contraire, puisqu’il allait être mal équipé –, était hélas fondée. Malaurie se retrouve en effet face à un officier américain qui lui demande ce qu’il fait là. Il lui retourne la question. La fameuse base militaire secrète de Thulé qui se construisait allait mener à l’expulsion des rares habitants de la zone.

« Je suis comme les Inuits. Le jour où je ne croirai plus en moi, en cette force naturelle que mon double inspire en moi, je mourrai. » Toutefois, à cette prescience, Malaurie ajoute la science et la conscience. En 1998, il fait un infarctus à Paris. Il baigne dans une lumière orange, un silence absolu et une ambiance apaisante. Il éprouve de l’allégresse en se retrouvant parmi les oiseaux, au-dessus des chasseurs inuits. Il chantonne même quelques mots sacrés… lorsqu’un médecin arrive et lui dit : « Vous partez trop loin. Nous ne pourrons plus vous atteindre ». De mauvaise humeur, il revient parmi les vivants.

Malaurie surprendra plus d’un lecteur mais sa force de conviction et sa sincérité forcent l’attention et interpellent. Ajoutons à cela un talent littéraire qui lui fait décrire poétiquement ce qu’il ressent. L’ouvrage ne pouvait être publié ailleurs que dans la collection fameuse qu’il a fondée, « Terre humaine », dont le premier volume fut, en 1955, Les derniers rois de Thulé. Pour le second volume, il insista pour qu’un autre ethnologue écrivît… Tristes tropiques. Si Malaurie affirme ne rien comprendre au structuralisme, il a trouvé en Lévi-Strauss « un frère ainé » car, si différents qu’ils fussent, ils ont partagé une expérience fondamentale auprès des « primitifs » qui les a bouleversés. Ils se sont reconnus.

L’ouvrage retrace l’itinéraire d’un homme à qui ses dispositions personnelles ont permis de dépasser – c’est le moins qu’on puisse dire – la notion « d’objet d’étude » pour effectuer un cheminement personnel au point de recevoir et d’assimiler, sans abdiquer sa raison, des enseignements à caractère chamanique : « Je n’ai pas étudié les Inuits, je les ai vécus. » Cette belle méditation sur lui-même, Jean Malaurie parvient à nous la faire partager. Elle pourrait peut-être nous aider aussi à affiner notre propre rapport au monde.

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