La revanche des morts

Dans Le commerce des allongés, le nouveau roman d’Alain Mabanckou, Liwa Ekimakingaï, commis de cuisine au Victory Palace de Pointe-Noire, se retrouve hors de son cercueil, dans les allées du cimetière du Frère-Lachaise, pour découvrir la vie des morts. S’ensuit un roman enlevé et joyeux dont le véritable héros est la capitale économique du Congo. L’effervescence de la vie urbaine lui imprime un rythme dynamique ; les histoires de ses habitants, de ses quartiers, de ses cimetières se succèdent en un défilé carnavalesque. Contrairement au ton, le fond n’est pas dénué d’amertume : les destins exposés sont autant de récits de corruptions, d’injustices et de sacrifices cyniques où se mêlent superstition et avidité des puissants.


Alain Mabanckou, Le commerce des allongés. Seuil, coll. « Fiction et Cie », 304 p., 19,50 €


Quand sa fille Albertine meurt en couches, Mâ Lembé, elle aussi mère célibataire et vendeuse au Grand-Marché de Pointe-Noire, consacre sa vie à son petit-fils. Le nom qu’elle lui donne signifie : « La mort a eu peur de moi », formule démentie dès les premières lignes du livre d’Alain Mabanckou quand Liwa se retrouve au cimetière du Frère-Lachaise, à flotter au-dessus de sa tombe. Il se remémore ce qui l’a amené là, passant par de nombreux détours, vivement parcourus : ses origines, son enfance, son enterrement. Et il essaie de comprendre les règles de son nouvel état qui lui apparait d’abord comme un « monde à l’envers ».

Le commerce des allongés, le nouveau roman d'Alain Mabanckou

Alain Mabanckou © Jean-Luc Bertini

En parallèle, plusieurs morts rencontrés au Frère-Lachaise initient Liwa à son nouvel état, tout en lui faisant part de leurs propres destinées. Ces différents récits s’entremêlent savamment pour composer une image de plus en plus sombre de la société congolaise, dont les dirigeants sont prêts aux pires crimes pour accumuler pouvoir et richesse. La croyance en la sorcellerie les pousse à démembrer leurs proches, comme l’organisation ultralibérale du monde les conduit à piétiner les pauvres. La satire s’étend jusqu’aux funérailles puisqu’une polémique nationale éclate quand les riches veulent leur propre cimetière pour ne pas se mélanger aux pauvres.

En arrière-plan, c’est toute une société et tout un système de relations politiques qui sont mis en lumière. Incompétence bureaucratique, mise à l’écart des sudistes par les gens du Nord, la région du président, vendeurs peu scrupuleux, gendarmes corrompus, artistes ambitieux, conseillers et chefs infatués – le président Papa Mokonzi Ayé gagne le surnom de Zarathoustra après avoir absolument voulu caser « ainsi parlait Zarathoustra » dans un de ses discours –, tous défilent dans le carnaval des morts d’Alain Mabanckou, tantôt joyeux, tantôt poignant, par le biais d’un fantastique qui permet d’accuser tout en gardant le sourire.

À travers la veillée et la « promenade de cadavre » dans les rues, à travers aussi les histoires des personnages secondaires, Alain Mabanckou transmet toute l’énergie de sa ville natale. On voit se dessiner la formation du jeune Liwa par ses lectures, notamment celles de Tom Sawyer ou de Robin des Bois, mais également différentes escroqueries sanglantes qui semblent caractériser le fonctionnement du pouvoir à Pointe-Noire. Elles sont menées aussi bien par Papa Bonheur, ancien agent de la Poste, pasteur de l’église pentecôtiste « Grâce à Dieu » se prétendant héritier des rois du Loango, que par des politiciens cupides, comme Jérémie Nkodi et Augustin Biampandou, désireux de diriger la ville ou son lucratif port. Si les deux premiers sont rattrapés par la justice, officielle ou populaire, seuls les morts peuvent quelque chose contre le troisième. Comme chez Makenzy Orcel, qui publie également en cette rentrée littéraire un roman raconté par une défunte, le choix de la mort comme domaine de la dénonciation et de la réparation peut être lu comme une façon d’alerter sur l’amenuisement de l’espoir dans le monde réel.

Le commerce des allongés, le nouveau roman d'Alain Mabanckou

Sur le ton des contes, une importance particulière est accordée à la parole comme au parcours de chaque personnage, qu’il soit gardien de cimetière, vendeuse à la sauvette, mère célibataire, femme stérile, adolescente assassinée ou DRH homosexuel. L’espace romanesque permet ainsi de faire une place aux sacrifiés d’une réalité cruelle, invisibilisés, oubliés trop vite. Dans cet ensemble, Liwa occupe une place de choix. Sa jeunesse, son mélange de vitalité et de naïveté symbolisé par les vêtements d’une élégance extravagante qu’un vendeur habile le convainc d’acheter, son désir de vivre et d’aimer trop vite éteint, sont rendus avec une grande sensibilité et une grande finesse.

Le commerce des allongés arrive à réunir en 300 pages la vie trop courte d’un jeune homme, une histoire d’amour, la description pleine d’affection d’une ville, la dénonciation sans aigreur d’une société de classe. Le tout compose un roman drôle, féroce sous sa légèreté apparente, qui se lit d’une traite tant il épouse le dynamisme de ses personnages, qui ne s’arrêtent ni de vivre ni de parler, y compris dans la mort.

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