« Eautobiographies », mémoires, essais et réflexions sur la nage
Le domaine des ouvrages personnels sur l’expérience de la nage est vaste. La plupart du temps, les auteurs y mêlent une réflexion originale liée à leur sensibilité individuelle (ce que Gaston Bachelard appelait un « psychisme hydrant ») à des considérations de nature historique, anthropologique, littéraire… Après deux volets consacrés aux récits courts et aux poèmes, voici le troisième épisode de notre feuilleton « À la nage ».
Bien sûr, les nageurs qui prennent la plume sont de types divers. Il y a ceux qui, sportifs « de haut niveau », ont tendance à privilégier une conception fondée sur l’idéologie du record et du dépassement de soi, ce qui n’oblitère jamais entièrement une vision personnelle. Il y a les nageurs « d’obligation » (les hommes-grenouilles) et d’autres dont ce n’est pas tout à fait le métier mais qui ont mis leur activité aquatique au service d’un but scientifique, d’une cause écologique ou politique. Leurs ouvrages conjuguent alors les préoccupations propres à la nage avec d’autres : celles, par exemple, de la pollution marine, de la résistance corporelle au milieu aquatique, de la préservation ou récupération des lieux de baignade pour les citoyens… Ainsi, Ben Lecomte, nageur dans le « septième continent » (de plastique) du globe, raconte dans Nageur d’alerte comment il documente la destruction des océans, tout en s’émerveillant au passage des poissons qu’il voit, « moins nombreux [cependant] que les déchets », tandis que Lynne Cox, spécialiste des eaux glacées, décrit dans Swimming to Antarctica (non traduit) comment elle se laisse transformer en objet d’observation, branchée à des machines qui étudient les mécanismes d’adaptation de son corps à l’eau polaire dans laquelle elle crawle.
Existent également, surtout dans le monde anglo-saxon, des auteures qui combinent une histoire informelle de la nage et l’évocation de ses bénéfices pour les femmes en matière d’émancipation et de sociabilité. Beaucoup de ces ouvrages sont joyeux et prosélytes, comme le joliment illustré The Story of Swimming, de Susie Parr (2011), ou le dynamique Swell : A Waterbiography, de Jenny Landreth (2018).
Il existe enfin ce que l’on pourrait appeler des nageurs littéraires, écrivains avant d’être nageurs ou écrivains autant que nageurs, dont le rapport à la nage et les pratiques sont, eux aussi, fort variés. Les nageurs littéraires, qu’ils soient amoureux de routine en piscine, de défis sportifs en eau libre, ou de tout autre chose, semblent avoir cependant en commun l’ambition de créer une expression écrite originale pour rendre compte de leur passion, contrairement peut-être aux nageurs « pro » qui souvent se contentent d’une prose assez convenue. Encore que… Dans la description de l’ennui, de la fatigue et des douleurs de la natation (surtout à l’entraînement), personne n’est aussi perspicace qu’un nageur ou un ex-nageur de compétition, et Gilles Bornais, par exemple, en donne la preuve dans Le nageur et ses démons où les heures passées dans les bassins pour réussir une qualification apparaissent dans toute leur fastidieuse et torturante intensité. Les délices du masochisme, donc, assumées ou non, peuvent donner de l’inspiration littéraire tant aux nageurs de métier qu’aux amateurs.
Quoi qu’il en soit, les textes « eautobiographiques » ou les mémoires de nage de champions ou d’amateurs déploient un vaste éventail de « psychismes hydrants » plus ou moins conscients : la nage s’y fait forme de pensée, thérapie, fusion, métamorphose, mysticisme, hédonisme, activité politique ou scientifique… Certains auteurs sont sensibles à cette diversité et l’analysent, comme Charles Sprawson dans Héros et nageurs, tandis que d’autres, se détournant des aspects psychiques de la natation, s’essaient à une réflexion de type philosophique, comme Michel Charolles dans De l’art de nager et des différentes manières d’en parler ou Philippe Mengue dans Marcher, courir, nager.
Les textes présentés ci-dessous ressortissent à des conceptions variées de la nage, certains sont « généralistes », d’autres moins. Leurs auteurs ont été, un peu artificiellement, mais dans un but de clarté, classés en trois catégories : nageurs littéraires, nageurs philosophes et nageurs professionnels.
Les nageurs littéraires
1. Paul Morand, Bains de mer, 1960.
Paul Morand est un nageur hédoniste nostalgique : il nageait avant que le tourisme de bord de mer ne se généralise, avant, selon les mots de son ami Jacques Chardonne qu’il cite, que les plages ne se trouvent « recouvertes d’un enduit de chair humaine ». Il a donc une vision de « privilégié » de la baignade, ce qui ne l’empêche pas de montrer une grande sensibilité pour ses différents aspects (les lieux, le type d’eau, les nages). Il ouvre ses souvenirs de baignade sur cette phrase : « Quand je pense à des journées de bonheur parfait […] ce furent presque toujours des journées d’été ; autant dire qu’il y avait quelque bain là-dedans ». Puis il présente les différentes latitudes, les différents moments de son existence, les heures où il s’est plongé dans les flots, découvrant émerveillé l’océan « frais toute l’année » du Portugal, la mer Egée dont l’eau est « métal en fusion… mouillé mais non humide », les flots « admirables de violence, de sel, de tons rompus, d’éclaboussements mousseux, de tonnerre aquatique » près des grottes d’Hercule au sud de Tanger…
2. Charles Sprawson, Héros et nageurs, 1992 (traduit en 2018).
L’essai de l’Anglais Charles Sprawson est aujourd’hui un grand classique. Il combine harmonieusement et subtilement approche globale culturelle et réflexions intimes. Il envisage en effet les multiples aspects historiques, anthropologiques, littéraires… de la baignade tout en mêlant souvenirs et impressions personnelles. EaN a rendu compte de ce merveilleux livre lors de sa parution en français.
3. Roger Deakin, À la nage. Journal d’une aventure en eau libre, 1999 (traduit en 2021).
Le livre raconte une traversée natatoire de la Grande-Bretagne que Roger Deakin, environnementaliste et « écrivain de la nature », a entreprise sur plusieurs années. Il nage dans les mers, les rivières, les torrents, les réservoirs. Nager lui ouvre « un espace intellectuel et méditatif »… Le livre est délicieusement excentrique, la nage en eau libre devenant une activité subversive, opposée à une manière moderne d’être dans le monde. La vision limitée que Deakin a de la Grande-Bretagne, le nez dans l’eau, s’oppose à une vision englobante qui serait celle que le siècle exigerait de lui. Ce voyage, qui rappelle à l’homme ses limites, lui permet en outre, dit-il alors qu’il nage tout au nord, aux îles Scilly, de remonter « toujours plus loin dans l’histoire… [jusqu’à] il y a 4 000 ans de cela » et même de « pénétrer dans l’inconscient du monde de la mer ».
4. Pierre Patrolin, La traversée de la France à la nage, 2012.
Sans doute inspiré par Deakin, Pierre Patrolin, qui a décidé de traverser la France à la nage en descendant le fil des fleuves et des rivières, écrit ici une magnifique odyssée d’eau douce et (d’un peu) de terre ferme. Le programme est impossible à réaliser mais qu’importe. Patrolin a décidé de renoncer aux moyens traditionnels de déplacement, de voir les paysages du creux de l’eau, de rencontrer la population riveraine qui se révèle être plus animale qu’humaine, de franchir les obstacles naturels ou artificiels mis sur sa descente… Il nage donc, dans le but d’atteindre le point le plus bas, menacé de périls incertains, répétant les mêmes gestes, le regard et l’esprit changés par son aquatique entreprise. Il y a de l’aventure dans cette traversée, et même de l’amour… celui du nageur pour son compagnon, le baluchon, qu’il trimbale avec lui et qui lui sauvera la vie. Un livre aussi subtil dans ce qu’il pense que dans ce qu’il décrit.
Les nageurs philosophes
5. Michel Charolles, De l’art de nager et des différentes manières d’en parler, 1990.
Ce livre délicieusement sagace est écrit sur un ton faussement naïf par Michel Charolles, qui occupait alors une chaire de logique à l’université de Neuchâtel. L’humeur de l’ouvrage, publié par un très sérieux Centre de recherches sémiologiques, est perceptible dès la photo qui l’ouvre : le fameux « nageur » habillé de Jacques-Henri Lartigue nonchalamment installé dans une énorme bouée de caoutchouc flottante équipée de « bottes » pour les jambes (à peine visibles sur le cliché). Charolles pose d’entrée de jeu la question qui le préoccupe : « Quelle idée peut-on se faire des idées (communes ?) touchant la natation (principalement) humaine ? » Il y apporte des réponses au fil des pages, digresse (mais pas vraiment), s’arrête pour un « éloge de la brasse » et accomplit, de manière générale, un petit parcours de réflexion plein de brio et fort bien argumenté.
6. Annie Leclerc, Éloge de la nage, 2002.
Lorsqu’elle fut atteinte d’une grave maladie, Annie Leclerc, essayiste et professeur de philosophie, « s’enticha de natation ». Son opuscule est une méditation sur l’existence et les sensations du corps dans l’eau. Elle distingue, par exemple, sans être la première mais avec beaucoup de perspicacité, les différences émotionnelles qui existent entre nager en piscine et en mer. « Nager, nager, autrement dit n’avoir affaire qu’à l’eau », remarque-t-elle, se peut le mieux dans un bassin, car « c’est juste nager. C’est simple, c’est clair », tandis que nager en mer, avec l’appréhension des abîmes et de l’extension infinie, est « tout brouillé de songerie monstrueuse », menacé par un égarement possible « dans la plus confuse métaphysique ». À la piscine, « nager, quel soulagement », alors que, dans les flots marins, « nager se noie ».
7. Philippe Mengue, Marcher, courir, nager. Le corps en fuite, 2015.
Philippe Mengue, spécialiste de Sade et de Deleuze, s’intéresse dans ce livre au corps en mouvement. Dans la dernière partie de son livre, il tourne son attention vers le « corps de glisse », celui qui est en jeu dans la nage. Il suggère que la natation, contrairement aux sports dynamiques, met en jeu un désir sans objet. Ses mouvements sont propres à engendrer la seule jouissance du corps. Mengue va même jusqu’à parler de la nage comme « service divin », comme « extase sans dieu ». Dans sa formidable analyse, il consacre des pages passionnantes aux différents types de nage (la brasse, le crawl) et souligne au passage le fantasme de devenir animal, souvent aussi présent (certaines nages ne s’appellent-elles pas « le papillon » ou « le dauphin » ?).
8. John Berger, Swimming Pool, 2020 (non traduit, mais certains essais ont paru en français dans Le carnet de Bento et Palabres).
Dans cinq essais tirés de son œuvre et accompagnés de reproductions du travail de son ami Leon Kossoff, le critique d’art anglais John Berger effectue une démarche autobiographique (« la plupart des gens ont leur bar préféré… j’ai ma piscine municipale préférée »), esthétique et également politique. Nager est à ses yeux, en tout cas en piscine, une activité démocratique où chacun pareillement (dés)habillé effectue un même parcours, prenant plaisir à être à la fois anonyme et en compagnie. C’est aussi, selon lui, une activité qui n’est pas sans rapport avec la création littéraire.
Les nageurs professionnels
9. Lynne Cox, Swimming to Antarctica, 2004 (non traduit).
La nageuse d’endurance Lynne Cox, « spécialiste » des eaux très froides, raconte les exploits à peine imaginables qu’elle a accomplis : passer le détroit de Magellan au Chili, le cap de Bonne-Espérance en Afrique du Sud, le détroit de Béring entre les États-Unis et (ce qui était alors) l’Union soviétique. Le récit est empli d’une foi optimiste dans les vertus de la natation, activité du « dépassement de soi », instrument pour le rapprochement entre les peuples. Mais nul besoin d’adhérer à cela pour être complètement fasciné par le récit de Cox sur les préparations à ces nages, les réactions du corps et de l’esprit (en sport, on dit « le mental ») aux souffrances du froid et de l’épuisement.
10. Leanne Shapton, Swimming Studies, 2012 (non traduit).
Dans ce petit ouvrage, la Canadienne Leanne Shapton, qui adolescente avait été présélectionnée pour les Jeux olympiques, raconte ses souvenirs d’entraînements et de compétitions. Elle a depuis raccroché le maillot (professionnel) mais continue à nager pour le plaisir. Comme Annie Leclerc, elle fait la différence entre nager en piscine et en mer, décrivant avec humour sa terreur initiale de l’eau libre, du déplacement dans des eaux sans fond, remuantes, non balisées. Le livre, charmant, est accompagné des photos des maillots de bain anciens que la nageuse collectionne.
11. Ben Lecomte, Nageur d’alerte, 2020.
Dans Nageur d’alerte, un livre contenant avant tout des photographies, Ben Lecomte nage pour « soutenir une cause », celle de l’écologie. Au nom de la protection des océans, il effectue une expédition dans « le continent de plastique » pour le Vortex Swim, un projet de sensibilisation à la pollution. En 2018, il participe donc à une petite expédition d’exploration de la mer de déchets du Pacifique Nord, entre Hawaï et San Francisco, dans laquelle il nage quatre-vingts jours, parcourant ainsi 555 km. Il y découvre « des champs de confettis de plastique à perte de vue », « collecte à la pince à épiler plus de 45 000 microplastiques », et « répertorie plus de 3 500 morceaux » de nature chimique différente. Son propos écologique et aquatique est bienvenu.