Apprendre et savoir nager

Hors-série Nager Été 2022 En attendant NadeauPierre Patrolin, auteur de La traversée de la France à la nage (P.O.L, 2012), évoque pour EaN l’étrangeté du voyage à la nage.

On n’apprend pas à marcher, on se dresse d’instinct, on tombe un peu au début mais on insiste jusqu’à pouvoir tenir debout sans chuter ; au contraire, quand on ne sait pas nager, on risque de se noyer avant d’avoir appris.

De la même manière, on apprend un jour à lire, à deviner les signes pour comprendre, à dessiner les mêmes lettres, les répéter en lignes pour constituer des phrases jusqu’à savoir écrire, bientôt, des pages entières sans la crainte de s’y noyer.

On marche debout mais on nage couché, le corps allongé dans un liquide, parfois sur le côté, la tête posée sur la joue dans l’eau, on peut aussi nager sur le dos, le visage tourné en direction du ciel, à l’envers. En battant des pieds derrière soi. On ne marche pas à l’envers, la tête en bas, les pieds vers les nuages. Pourrait-on concevoir d’écrire à l’envers ?

On voyage en voiture, en train ou en autobus, à vélo, en avion, on ne voyage pas à la nage. On se baigne. Au pire, on aligne des longueurs dans un bassin. On plonge, on brasse dans l’eau fraîche de la rivière, avant de sortir de l’eau pour sécher au soleil. Ou bien on se prend à suivre la dérive d’une feuille, ou d’un rameau au fil du courant.

Nager selon les écrivains : apprendre et savoir nager, par Pierre Patrolin

Le pont d’Arc surplombant l’Ardèche, à Vallon-Pont-d’Arc © CC3.0/qwesy qwesy

On voyage aussi à pied, on se promène en marchant sans y penser, les jambes en mouvement, en appui sur un sol ferme, le visage et le regard mobiles pour découvrir le monde et, pourquoi pas, le raconter aux autres. Mais que signifie voyager quand on n’a pas pied ? Et qu’on avance la tête dans l’eau, les yeux au ras de l’eau, plus bas que tout, au creux de la vallée, immergé dans la matière d’un flot sans autre consistance que sa fraîcheur et son absence de résistance ? Que restituer, donc, quand les rives et leurs arbres suffisent à occulter le reste du monde, quand, vus d’en bas, les tabliers des ponts cachent les routes qui traversent la rivière, quand les quais de la ville se dressent comme des murs autour du fleuve, que faire sinon énoncer des longueurs et des répétitions, comme à la piscine ?

Même en tirant l’eau avec toute la vigueur des bras, en forçant encore la poussée des jambes derrière soi, on progresse lentement à la nage : on met moins de deux heures pour traverser la France en avion, trois à quatre fois plus en train à grande vitesse, une longue journée en voiture, mais comment se représenter la durée du même trajet en nageant, et celle du récit qui prétendrait le décrire ?

Comment déterminer l’ampleur du projet, sa quantité plutôt que sa qualité ? Deux modèles d’appréciation sont usuels. La mesure du temps, donc, de la vitesse, et celle de la distance qui induit l’endurance. La première pour les courses rapides. Un coureur de sprint ignore la distance. Cent un mètres ne changeraient rien à l’intensité de sa course. À l’inverse, le marathonien, amateur surtout, n’a qu’un seul objectif : atteindre le terme de son effort. Quand bien même les dernières foulées seraient les plus douloureuses. On nage plus facilement dans la rivière quand on est porté par le courant. L’écrivain aussi, assis à sa table de travail.

On voyage d’ordinaire avec ses valises, dans le coffre du véhicule ou dans la soute de l’appareil, on marche un sac sur le dos, parfois un bâton à la main, alors qu’on nage sans bagage. Personne ne brasse une canne à la main. Personne ne crawle avec un sac à dos. Peut-on imaginer écrire sans bagage, sans mémoire ni convention, sans images déjà faites et sans souvenirs de lecture ? On avance dans un fluide qui supporte le corps avec la seule certitude de savoir que l’on flotte. Et qu’on pourrait couler.


Dernier livre paru : Les deux domaines de la solitude (P.O.L)