Le pays des chantiers navals

Le récit de Christian Astolfi, De notre monde emporté, relate les vingt dernières années des chantiers navals de La Seyne-sur-Mer du point de vue de Narval, ouvrier aux chantiers et fils d’ouvrier. Il voit se défaire la puissance du travail ouvrier, et de tout ce qu’il implique : la solidarité, la fierté, l’appartenance et la reconnaissance.


Christian Astolfi, De notre monde emporté. Le bruit du monde, 183 p., 19 € 


De notre monde emporté est le récit de l’engloutissement d’un monde et des hommes qui, jour après jour, le façonnaient. Mélange de sobriété et d’émotion, écrit dans une langue plutôt classique, il s’inscrit dans la lignée des textes consacrés au travail ouvrier, ajoutant toutefois une dimension supplémentaire, celle de la nostalgie. Plus que de montrer des conditions de travail indignes (même si cette dimension n’est pas absente du récit, notamment dans la dénonciation du scandale de l’amiante), il s’agit pour Christian Astolfi de décrire le naufrage d’un monde et des hommes qui le peuplaient, leur chagrin alors de se voir dépossédés par les maitres du capitalisme de ce qui a constitué leur existence entière.

De notre monde emporté de Christian Astolfi : le pays des chantiers navals

Christian Astolfi. © Geoffroy Mathieu / opale.photo / Éditions Le Bruit du Monde

 De notre monde emporté commence en 2015, à Paris : quatre camarades, certains mal en point, sous une pluie fine, attendent parmi une « ribambelle », des hommes et des femmes, une réparation. Bientôt doit tomber « l’arrêt de la chambre criminelle de la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire de ce pays, sur le pourvoi que nous avons formé pour homicides et blessures involontaires dans le scandale sanitaire qui nous frappe ». Christian Astolfi consacre une part assez importante de son récit à la question de l’amiante – les camarades qui tombent malades les uns après les autres, ceux qui meurent.

Il raconte la découverte progressive du scandale, les informations données au compte-goutte jusqu’à une conférence à la Bourse du travail de Marseille prononcée par un chimiste, chercheur à l’université de Jussieu, et la révélation, enfin, de la toxicité du produit et de la responsabilité des pouvoirs publics mais aussi de tous ceux qui ont défendu la possibilité d’un usage contrôlé de l’amiante, « les scientifiques, les représentants du ministère du Travail, la direction de l’Institut national de recherche et de sécurité, les syndicats » : « Tout cela su depuis des décennies, étalé au grand jour comme un linge souillé. » Il est devenu nécessaire de « dénoncer au grand jour le mensonge entretenu dont nous sommes les victimes au nom de la rentabilité ».

Mais, dès le deuxième chapitre, le lecteur est immergé dans le monde des chantiers de La Seyne-sur-Mer. Narval, le narrateur, surnommé ainsi pour avoir sauvé de la noyade un ouvrier intérimaire dont il ne pourra jamais connaître le nom, tant le monde du travail intérimaire vise à l’annihilation des identités mêmes (ce que Joseph Ponthus a parfaitement montré dans À la ligne), Narval, donc, raconte sa vie aux chantiers, ses débuts en octobre 1972, alors qu’il est âgé de vingt et un ans : il vient d’être embauché comme graisseur à l’endroit même où son père est ajusteur depuis des années.

De notre monde emporté de Christian Astolfi : le pays des chantiers navals

Le pont levant du port de La Seyne-sur-Mer, un des vestiges des chantiers navals © CC3.0/Cliaco

L’entrée aux chantiers est marquée par le passage de sa porte, destinée à devenir un simple vestige de ce monde disparu, monument historique, mais à l’époque bel et bien vivante, franchie tant de fois : « Ses murs épais, crépis à l’ocre, de la largeur d’une main. Ses corniches modelées avec habileté. Ses persiennes ventilant la lumière, les unes entrouvertes, les autres fermées. Son horloge monumentale moulée dans la pierre. Cette inscription gravée à son fronton depuis des décennies : Forges et Chantiers de la Méditerranée. Ce drapeau tricolore flottant qui lui donne un air patriotique. » La vie aux chantiers est emplie de rites et de codes. Lorsqu’on est ouvrier aux chantiers, on occupe une place à part : « À l’image de mes camarades, chaque fois qu’on me posera la question, je ne dirai jamais que je travaille aux Chantiers, mais que j’en suis. Comme on est d’un pays, d’une région, avec sa frontière. »

Il ne faut pas négliger une réalité sociale et économique : pendant presque 140 ans, jusqu’à leur fermeture à la fin des années 1980, les chantiers navals ont été le poumon économique de La Seyne-sur-Mer et ses travailleurs des personnes dignes d’attention et d’intérêt. On peut voir dans De notre monde emporté combien l’appartenance à un lieu et à une communauté est fondamentale pour ces travailleurs, soudés à la vie à la mort, fiers du travail accompli. Cette fraternité transparaît de manière très forte dans le récit de Christian Astolfi et explique le profond chagrin de son personnage principal lorsque tout se disloque. Chagrin que redouble la fin de l’espoir immense qu’a suscité l’élection de François Mitterrand en 1981.

L’histoire de la liquidation des chantiers est aussi celle du délitement intime, des désillusions de tous ordres, des amours qui se désagrègent, des amitiés qui se distendent et de la solitude qui grandit. C’est la fin aussi de ces jours de liesse, lorsqu’un navire géant dont la construction enfin achevée sort de la darse, acclamé par les habitants, les ouvriers, leurs familles, venus tous ensemble assister à cet événement mémorable. Mais ces moments sont gravés dans la mémoire du narrateur, scènes de bonheur intense de l’enfant qui admire le travail de son père et de ses camarades : « Je me mêle aux hourras et vivats d’une voix de crécelle. Je vois mon père dénouer sa cravate et la faire tournoyer au bout de son bras, comme un vulgaire supporter. À mon tour, je défais ma lavallière et le copie du même geste spontané. »

De notre monde emporté de Christian Astolfi : le pays des chantiers navals

De notre monde emporté n’est pas un documentaire. S’il prend pour objet une réalité sociale et historique, vécue par l’auteur qui a lui-même été de « ce pays », il ouvre aussi par la voie fictionnelle sur l’intériorité des personnages ; il permet de mesurer comment le travail façonne les hommes, et comment sa disparition, malgré la lutte, les tue à petit feu, tout comme l’amiante. Car il est aussi question de lutte dans le récit de Christian Asotlfi, et de déceptions amères, celles de Narval mais aussi celles de son père, en 1968 ; déceptions dont le fils hérite et qui l’imprègnent d’une tristesse dont il ne peut se débarrasser.

La figure paternelle innerve le récit dans son entier, tout comme, on le devine, elle a marqué la personnalité de Narval. C’est la disparition du père qui conduit Narval à écrire pour raconter son histoire. Probable double fictionnel de Christian Astolfi, il empêche que la vie de ces hommes soit engloutie dans l’oubli, à la manière de Jules, fils d’ouvrier qui, après la disparition de son père, décide de photographier les lieux et les hommes. Avec une lucidité douloureuse, Narval décrit la liquidation contre laquelle il est impossible de lutter : « Cela faisait deux mois que nous occupions le site – cette zone à défendre dont tout le monde se fichait. Chaque matin, nous passions la porte des Chantiers pour tenir les murs. Les quais étaient notre chemin de ronde, la grande forme notre bout du monde où pleurer notre paradis perdu. Nos seuls compagnons étaient le soleil et le vent. La direction, elle, avait décampé depuis un bout de temps. Elle nous avait laissé notre dernier ennemi : nous-mêmes. Nous ne savions plus très bien à qui nous en prendre. Tout était devenu flou. Mirage dans un désert. On aurait pu rester ainsi plantés des années. Poteaux de coin. Jusqu’à ce qu’ils nous délogent, à coups de pelleteuses et de réhabilitations. »

Hanté par la dignité de son père, Narval accède, par l’écriture, à sa propre dignité, que le monde capitaliste a tenté de lui voler. Mais c’était compter sans la force des souvenirs et du désir de témoigner de cette époque. Écrire, c’est dans un premier temps survivre à la disparition du père, et progressivement reconstruire ce monde qui ne peut être complètement emporté – parce qu’il demeure dans ce témoignage fervent et fidèle de Christian Astolfi.


Cet article a été publié sur Mediapart.

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