Joseph Ponthus a écrit À la ligne entre les primaires de la droite en 2016 et l’élection d’Emmanuel Macron en 2017. Ces références sont glissées au passage, avec rage, situant à une date précise la période où ont été composés ces Feuillets d’usine, mais le livre dépasse ce cadre temporel. Il s’inscrit dans la grande tradition de la littérature prolétarienne, à laquelle il apporte des inflexions inédites, d’ordres formel et personnel. À la ligne paraît en même temps que La Vie solide, où Arthur Lochmann passe de la philosophie au travail du bois.
Joseph Ponthus, À la ligne. Feuillets d’usine. La Table Ronde, 262 p., 18 €
Arthur Lochmann, La vie solide. La Charpente comme éthique du faire, Payot, 200 p., 15,50 €
Joseph Ponthus n’est pas un ouvrier au sens propre. Il a fait une hypokhâgne, il est lettré, il a été pendant plus de dix ans éducateur spécialisé et il a dirigé un ouvrage collectif publié par les éditions Zones. S’il fallait encore l’épingler sociologiquement, ajoutons que ces éphémérides d’usine font allusion aux poètes de la Pléiade, notamment au moins connu d’entre eux, Pontus de Tyard, ancêtre de l’auteur. La généalogie réserve des surprises, des siècles ont passé, Joseph Ponthus s’en amuse – preuve que c’est un homme qui n’est pas exactement là où l’attendait.
Est-il davantage l’héritier de Robert Linhart, l’auteur de L’Établi, le plus beau témoignage sur le travail en usine de la seconde moitié du XXe siècle français ? Pas exactement non plus. Contrairement à cet illustre prédécesseur, Joseph Ponthus n’a pas choisi de s’établir en usine, en s’inscrivant dans une agence d’intérim. Il y est allé contre son gré, parce qu’il a suivi en Bretagne celle qu’il aime et nomme son « épouse ». Il y est allé parce qu’il faut gagner sa vie, tuer le temps, canaliser sa force, lutter contre les crises d’angoisse, ne pas devenir fou, ni mourir de désœuvrement. L’usine aliène et use, mais l’usine sauve et occupe. L’ambivalence est au cœur de ce livre, et Joseph Ponthus va jusqu’à comparer la psychanalyse, « être allongé sur un divan à devoir parler », et le travail manuel, « être debout à devoir travailler et se taire. » De ce point de vue, l’écriture de ces feuillets s’apparente à celle d’un journal-exutoire, elle serait le lien entre la parole du patient allongé et le silence de l’ouvrier debout. À la ligne est le double fruit de la nécessité et de l’urgence : travailler pour survivre, écrire pour supporter ce travail.
Joseph Ponthus est successivement trieur de crevettes, dépoteur de chimères (le poisson), égoutteur de tofu, nettoyeur d’abattoir, opérateur de béchamel, autant de tâches ingrates, physiquement éprouvantes et asservissantes. Les horaires brisent le cycle du sommeil. Le co-voiturage est indispensable sous peine de perdre la moitié de sa paie. La dépendance aux appels de l’agence est totale (on note que dans la bouche d’un intérimaire, « j’embauche », utilisé de façon intransitive, signifie « je suis embauché »). À l’esclavage des temps modernes se mêle la précarité née de lendemains incertains.
Joseph Ponthus a choisi pour le récit de cette épreuve une forme rare, qui n’est ni la poésie, ni le vers libre, mais le chant. Le titre, À la ligne, joue du double sens, à la fois le travail sur une ligne de machine et le découpage rythmique de la phrase. Le pari était risqué, mais l’écrivain le relève et tire profit de la scansion, de la répétition, du martèlement que permet cette forme à l’origine épique. Plus simplement, le chant est également présent sous la forme de la chanson à laquelle l’écrivain rend un fier hommage. Charles Trénet, Barbara, Léo Ferré, et Johnny Hallyday, Christophe Maé… ne cessent de l’accompagner. Il y a chez cet auteur né en 1978 un goût pour des chanteurs de générations différentes, qui souligne le temps long de la culture populaire, la transmission par-delà les modes. À la chaîne, la chanson agit aussi comme antidote à la domination : « Aujourd’hui c’est tellement speed que j’ai même pas le temps de chanter », lâche une ouvrière à un collègue.
La fusion de la culture savante et de la culture populaire est patente chez Joseph Ponthus, de même que le brassage d’une langue orale, brute, et d’une langue châtiée, écrite, émaillée de références hautement littéraires. Le mélange produit des discordances qui écorcheront les oreilles des esthètes et des bons élèves, mais qu’importe, le souffle de la phrase l’emporte. « À l’usine / L’attaque est directe / C’est comme s’il n’y avait pas de transition avec le monde de la nuit », écrit l’auteur à propos du travail qui commence à trois heures ou quatre heures du matin. Ses feuillets sont jetés sur le papier à la même cadence, sur le même mode, celui de l’attaque directe et fiévreuse.
À la ligne est loin du récit minutieux d’un Georges Navel, écrivain-ouvrier d’une génération antérieure à celle de Robert Linhart. Ce n’est pas non plus l’autobiographie d’un enfant de Bourdieu comme l’est Retour à Reims, de Didier Eribon. Le livre prend la forme d’un manuel de survie, du lamento d’un homme qui avance sur le fil du rasoir et chancelle. Il trahit une grande fragilité. Joseph Ponthus est tantôt fort, revendicatif, résolument du côté de « la liberté des vivants », tantôt friable, désespéré et au bord de l’épuisement.
« Ma mère de passage il y a peu m’a dit qu’avant / J’avais des mains d’intellectuel / Avant / Que mes doigts ont forci », écrit Joseph Ponthus. À ce commentaire, on ajoutera celui d’un jeune auteur au parcours aussi contrasté mais plus apaisé, Arthur Lochmann. Ancien étudiant de philosophie, traducteur littéraire pendant dix ans, il a délaissé la vie intellectuelle pour apprendre et pratiquer le métier de charpentier. « La toute première chose que j’ai dû apprendre, ou réapprendre, c’est à sentir avec les mains, écrit-il dans La vie solide […] En l’espace de deux semaines, la peau de la paume épaissit pour se protéger contre les agressions, les muscles des doigts prennent du volume au point que j’ai des difficultés à les croiser, des cals se forment à la base, les petites griffures noires se multiplient sur les jointures, les veines se dessinent sur le dos des mains et le long des avant-bras. »
Sa Vie solide est sous-titrée La charpente comme éthique du faire. C’est un récit d’apprentissage, un magnifique éloge du bois et du travail du bois, écrit par un homme que l’on sent enraciné, centré, capable de joindre deux mondes en apparence opposés : le savoir et le savoir-faire. Le livre intègre de nombreuses réflexions de sociologues et de penseurs contemporains sur l’évolution de nos sociétés occidentales sans jamais se laisser aller au passéisme, ni à la nostalgie. Arthur Lochmann observe, décrit et analyse avec l’assurance d’une modestie non feinte, à hauteur de toiture et à hauteur d’homme.
La publication simultanée des ouvrages de Joseph Ponthus et Arthur Lochmann a beau être fortuite, il est intéressant de les lire dos à dos pour y repérer des échos, des prolongements, mais surtout des nuances, des divergences qui révèlent deux tempéraments, deux réactions différentes à ce que le second appelle « le verdict des choses ».