Masculin singulier

L’Anachronique, avec la majuscule : on ne saurait mieux définir Éric Holder. Tel est le titre du recueil de chroniques paraissant de façon posthume au Dilettante, son éditeur. À l’instar de Cingria, Perros ou Pirotte, quelques-uns de ses écrivains de chevet, Holder n’était pas du genre à se hausser du col et à faire carrière. Écumer plateaux télé et salons, très peu pour lui. Et quand il est mort, en janvier 2019, c’est encore une fois sans faire de bruit. Il est là, parmi ces « masculins singuliers », titre de l’un de ses recueils de nouvelles.


Éric Holder, L’Anachronique. Le Dilettante, 288 p., 22 €


La rubrique « Du même auteur » qui ouvre L’Anachronique donne de bons repères : les textes publiés dans Le Matricule des Anges l’ont été entre 1996 et 2012. Entre En compagnie des femmes, Mademoiselle Chambon et L’alphabet des oiseaux publié par Delphine Montalant, sa compagne qu’à l’indienne il surnomme « Femme de ma vie ». S’il a connu divers éditeurs, Éric Holder a commencé au Dilettante après avoir lu Calet que Dominique Gaultier a, le premier, réédité. Et il est resté fidèle à cette maison d’édition.

Ses romans parus au Seuil se déroulent dans le Médoc qu’avait élu l’écrivain, après avoir longtemps vécu dans « l’East End », à Thiercelieux, tout près de Montmirail. Une chronique intitulée « Un roi sans divertissement » dresse le portrait de Joachim, maçon d’origine portugaise, comme l’était Antonio, héros de Mademoiselle Chambon, et décrit ce microcosme de Seine-et-Marne.

L’Anachronique : Éric Holder, masculin singulier

Éric Holder est un écrivain du lieu, du paysage, d’un terroir. Mais sans appartenir à une province en particulier. On trouvera dans ces pages des évocations de la région varoise, son premier ancrage. Il est alors un enfant des années 1960, fils de beatniks ayant rompu avec la famille bourgeoise lilloise. On vit en pleine nature, sans contraintes, sans plan de carrière. Christiane de Rochefort est sa première lectrice ; elle l’encourage à écrire. Il n’en fera pas un métier. Dilettante, toujours, mais quel amateur !

La nouvelle est sans doute son genre de prédilection. Il y faut de la vitesse, le sens de l’ellipse, de la touche. Il y excelle. Ainsi de cette « Belle femme » qui a l’allure d’une nouvelle : « Elle portait une blouse grise, une blouse d’homme, de ces blouses qui semblent surgies du sol, ou du passé, et qui remémorent que dans un autre temps, après avoir ouvert la porte de derrière, à 8 heures du matin, on enfilait ce vêtement. » La scène a pour cadre une quincaillerie. On se croirait dans le poème de Jean Follain portant ce titre, dans Usage du temps.

Holder aime les inconnus, les humbles, les sans-nom, les sans-titre. Si un chat rôde dans le coin, il prend place dans l’image. La chronique est le genre qui permet tout ou presque : on peut y évoquer « le figuier, le nuage, le caillou dans la semelle ». Dès ses premiers papiers, il fixe le cadre : « Brillant par le style, mais au fond futile, on ferait bois, puis feu des faits qui n’ont plus cours le mois d’après et qui font vieillir si vite les journaux – un peu moins les revues. »

Une des contraintes imposées par Thierry Guichard, qui dirige la revue, consiste à ne pas marcher sur les plates-bandes des critiques. Éric Holder respecte le gazon et les fleurs : « notre carte blanche a les dimensions d’une carte de visite », répond-il à un lecteur qui lui reproche une forme de mollesse. Holder ne rend pas compte des livres, il les hume. Il sent très bien Jean-Philippe Toussaint, vantant « un style serti dans une langue admirable, inventive, folle des virgules placées à l’endroit exact, découpant le texte jusqu’à ce qu’on entende la musique – et ce, dès les premières lignes ».

C’est tout juste aussi s’il fait allusion à l’ami Jean Rolin. L’explosion de la durite doit beaucoup à une balade au Verdon, près de Bordeaux. La clôture suscite son admiration ; il écrit et se répète une phrase à la Mallarmé : « restes épars de vies brisées ». Pour le reste, il dit peu ce qu’il lit. Il cite Bergounioux, Kosztolányi, Pascal Garnier, Frédéric Berthet. Pris dans le méchant débat sur les « moins-que-rien », dont on trouvera l’histoire ici dans « Lo(s)er », il rappelle que le patron c’est Michon et que le polémiste à l’origine de tout n’a rien vu. Mais les duettistes de l’époque, auteurs du pamphlet, s’étaient pas mal trompés.

L’Anachronique : Éric Holder, masculin singulier

Éric Holder © D. R.

Holder n’est pas de ces écrivains appartenant au « milieu » : « Les écrivains arrivaient sur le quai. Ils parlaient haut, ils avaient des valises coûteuses », écrit-il à la fin de « J’aime pas les écrivains ». Lui reste un artisan, un amateur encore, qui suggère et murmure ; il tient une bouquinerie à proximité de son village médocain – activité que l’on retrouve dans La belle n’a pas sommeil. Delphine est éditrice, d’un genre particulier, qui se déplace de librairie en librairie, de foire en salon, pour présenter les livres qu’elle fabrique. Parfois avec succès, comme avec Jean-Philippe Blondel. L’écrivain vante le goût de sa compagne, son art de proposer des textes rares.

Le chroniqueur n’a apparemment pas de plan ; il musarde, il flâne, on le suit. Qui a connu Éric Holder « pour de vrai » sait qu’avec lui l’homme est l’œuvre. Il avait la délicatesse, la gentillesse (pas fade ou niaise), il avait aussi des emportements, supportait mal les mondanités, la superficialité. On dira de lui ce qu’il écrivait de son éditeur : « Quand Dominique a de l’affection pour vous, il n’en a envers personne d’autre. Vous êtes l’objet d’un réchauffement soudain. »

Les chroniques parlent, comme leur titre l’indique, du temps qui court, qui passe et qui reste. Des proches comme son fils dans « Bientôt quatorze », des femmes aimées comme dans « Nelly ». Et du pire : son alcoolisme ravageur. Il en est sauvé par une amie qui le convainc de « décrocher » : « Elle était un peu médecin, elle-même, et ne me donnait plus qu’un an ou deux à vivre. Elle n’ignorait pas que je me foutais de moi, et de vivre ». La chronique date de juillet 2000 ; c’est l’une des plus douloureuses, rétrospectivement.

Toujours simple, accessible et généreux, il est prêt à mettre la main à la pâte en aidant le voisin viticulteur à faire les vendanges pour gagner quelques sous qui lui manquent. On le voit souvent travailler de ses mains, d’une chronique à l’autre. Et pour évoquer un voisin, un quasi-zeugme : « Jean est fraternel et mécanicien ».

Dans ses romans, les travailleurs manuels ont la part belle. De même dans les chroniques, parfois des nouvelles en réduction ; c’est le cas avec « Viens voir les comédiens » qui annonce La saison des bijoux, ou avec « Un copain en or ». On se retrouve après le labeur, on partage. Le Médoc tel qu’il le vit est moins fermé qu’on le croyait de prime abord : « dans cette région, nous aimons beaucoup parler et faire connaissance. Si l’on se fie à la langue, cette dernière s’apparente bientôt au surf et procure la même ivresse ». Il l’écrit aussi dans De loin on dirait une île, guide de la région, façon Holder.

Le mérite de la chronique est qu’on la lit au hasard, à l’improviste, comme on boit l’apéritif : on picore quelques noix de cajou et on s’offre un ou deux textes. Et ce recueil donne envie de manger le plat de résistance, les nouvelles et les romans d’Éric Holder.

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