La mue de Rayyane

« Histoire d’un transgenre koweïtien » : le sous-titre de l’édition française de Hâpy, le nouveau roman du journaliste koweïtien Taleb Alrefai, peut donner l’impression au lecteur d’avoir entre les mains un reportage aux échos sensationnalistes, voire un exposé reprenant les vieilles obsessions orientalistes sur « les Arabes et le sexe ». Il n’en est rien, et le lecteur est rapidement happé par ce récit à la première personne, celui de Rayyane, une adolescente koweïtienne qui découvre au cours d’examens médicaux qu’elle est atteinte d’une malformation génitale.


Taleb Alrefai, Hâpy. Histoire d’un transgenre koweïtien. Trad. de l’arabe par Waël Rabadi et Isabelle Bernard. Actes Sud, coll. « Sindbad », 256 p., 21,50 €


Rayyane est en fait un garçon : la nouvelle est un véritable coup de tonnerre pour le personnage principal du roman de Taleb Alrefai, comme pour sa famille. S’engage alors un long périple qui implique un traitement hormonal et une opération chirurgicale (à l’étranger, les hôpitaux koweïtiens n’étant pas autorisés à la pratiquer), qui doivent permettre à Rayyane de devenir ce qu’il a toujours été. Ce long et douloureux processus nous est présenté avec un souci certain du détail, mais c’est moins le suivi médical qui intéresse l’auteur que l’aventure à la fois intérieure et familiale qui attend son personnage.

Hâpy, de Taleb Alrefai : la mue de Rayyane

Taleb Alrefai © D. R.

« Ne deviens pas un garçon, ma sœur ! » : le roman commence par cette injonction formulée par Mariam, une des cinq sœurs de Rayyane, qui ne peut se résoudre à accepter l’opération à laquelle celle-ci se prépare. La supplique de Mariam préfigure la bataille qui va se jouer autour de l’identité du protagoniste principal. À cet égard, Hâpy est peut-être et surtout un roman d’apprentissage qui, derrière sa trame transgenre, parle des maux de tous les adolescents : Rayyane sort de l’innocence de l’enfance, découvre la dureté du monde qui l’entoure et cherche à comprendre sa place dans une société qui veut assigner des rôles précis et définitifs aux individus.

Dans les premières pages du livre, Rayyane nous apparaît comme une fille incertaine de son corps mais aussi de ses goûts personnels. Elle ne se sent à l’aise qu’aux côtés de son amie Jawa, une Koweïtienne de mère américaine surnommée « l’étrangère » par le reste de l’école. Le lycée est dépeint comme un environnement hostile dans lequel Rayyane doit tout faire pour masquer – littéralement, avec son hijab – sa condition et ses sentiments. A contrario, le monde extérieur prend la forme d’une échappatoire salvatrice : que ce soit à travers l’opération chirurgicale se déroulant en Thaïlande ou à travers la promesse d’une nouvelle vie que représentent de futures études universitaires au Royaume-Uni ou aux États-Unis.

Hâpy est aussi un roman sur ce que signifie trouver sa voie dans ou hors de la société koweïtienne. Le Koweït est une petite monarchie du Golfe que les Français ne connaissent souvent que par les lointains souvenirs de son invasion, en 1990, par son voisin irakien Saddam Hussein. Aujourd’hui encore, la société koweïtienne vit dans le respect strict des traditions musulmanes et bédouines qui font de la transsexualité une déviance, ce qui conduit régulièrement les ONG occidentales à dénoncer les autorités locales.

Dans ce pays qui vit de la rente pétrolière, les crimes d’honneur sont encore fréquents, et c’est bien cette obsession de l’honneur, celui du père, celui de la famille, qui gangrène rapidement les rapports entre Rayyane et ses proches. Mais, si les lecteurs francophones voudront très certainement voir dans ce roman un exposé politique sur la condition transsexuelle dans les monarchies du Golfe, ce n’est pas l’intention de Taleb Alrefai. Il rejette l’idée selon laquelle son livre serait porteur d’un message politique. Le texte expose les faits, la réalité d’une société. L’auteur préfère dépeindre un drame personnel plutôt qu’un fait divers, et il ne tombe pas dans le didactisme facile qui consisterait à condamner la société koweïtienne.

Hâpy, de Taleb Alrefai : la mue de Rayyane

La décision prise par la narratrice de franchir le pas et d’accomplir sa mue en devenant un homme provoque une gigantesque crise familiale. Face à la détresse adolescente de Rayyane, seule la mère fait preuve d’empathie. Elle est une figure sacrificielle, tentant jusqu’au bout de maintenir des liens entre les membres de la famille, trop obsédés par leur rang social pour y prêter attention. À l’inverse, le père est une figure distante et autoritaire, qui s’apparente progressivement à un monstre de froideur : il répudie « sa chienne de fille » pour avoir sali l’honneur de la famille. Au fil des pages, ce père, plus qu’il n’est un personnage, incarne le patriarcat qui régit les sociétés du Golfe.

Mais il n’est pas le seul à incriminer Rayyane. Au cours de scènes d’une grande cruauté, ses cinq sœurs la rejettent également. Pour celles-ci, expliquer aux proches, aux amis, aux conjoints que leur sœur est devenue un frère relèverait de l’humiliation publique. Il faut dire que la transformation de Rayyane pose aussi des questions saisissantes sur la continuité des règles de la société koweïtienne, en vertu desquelles seul le fils est le détenteur de l’héritage familial. En devenant homme, Rayyane viendrait usurper ce rôle et reléguer ses sœurs au second plan. Au milieu de tous ces pleurs, ces cris et ces invectives, la mère tente de mettre en avant les rapports et les tests médicaux ; mais le poids de la tradition est trop fort pour que la raison scientifique l’emporte.

La prose d’Alrefai est simple, directe, et retranscrit bien la voix adolescente de son personnage désemparé. Le récit est divisé en deux grandes parties intitulées « Hâ » et « Py », une référence à un dieu de la mythologie égyptienne aux formes androgynes. En adoptant la perspective de Rayyane, le roman fait preuve d’une touchante empathie sans pour autant tomber dans l’emphase. L’auteur use de techniques narratives efficaces pour transcrire la confusion de son personnage. Ainsi, au fil des pages, et au détour des dialogues, le genre de Rayyane change et la narratrice fait tout doucement place au narrateur. De même, les changements constants de tonalité reflètent bien l’oscillation de Rayyane (si caractéristique de l’adolescence) entre le désespoir – celui de ne pouvoir trouver sa place dans la société koweïtienne – et l’euphorie – celle d’être enfin soi-même.

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