Comment écrire la vie de Jeanne d’Arc ?

Inaugurant la nouvelle série des « Femmes qui ont fait la France » aux éditions Gallimard avec la figure de Jeanne d’Arc, l’historienne Claude Gauvard esquive l’écueil d’une biographie convenue et réussit le tour de force de proposer un nouveau regard sur celle qui, de son vivant, se fit appeler la Pucelle, libéra Orléans et fit sacrer le dauphin Charles, futur Charles VII, à Reims.


Claude Gauvard, Jeanne d’Arc. Héroïne diffamée et martyre. Gallimard, coll. « L’esprit de la cité », 192 p., 18 €


Nouveau, l’ouvrage de Claude Gauvard l’est d’abord par ses choix d’écriture. Court, d’un style concis et vigoureux, évitant les phrases longues ou jargonnantes, il se donne les moyens de s’adresser à un large public de passionnés ou de simples curieux. Que la rigueur des historiens ne s’effraie pas de l’absence de notes de bas de page : ils reconnaîtront en sous-texte une historiographie aussi riche que maîtrisée. Les talents pédagogiques de l’autrice se déploient dans des explications d’une remarquable clarté ; clarté d’autant plus impressionnante que le contexte dans lequel prend place l’épopée de Jeanne (1429-1431), en pleine guerre civile, au lendemain du traité de Troyes (1420) qui déshérite le dauphin Charles, peut apparaître passablement touffu aux néophytes.

Jeanne d’Arc. Héroïne diffamée et martyre, de Claude Gauvard

Le réel plaisir suscité par cette lecture naît aussi du talent de Claude Gauvard pour incarner son propos. Sans jamais se transformer en romancière mais en rappelant toujours qu’elle ne formule que des hypothèses, elle dépeint les terribles conditions matérielles et psychologiques de la détention de Jeanne ou le déroulement effroyable de son supplice. Avec prudence et doigté, elle assume le parti pris psychologique, souvent esquivé par les historiens : quelles furent les émotions ressenties par Jeanne dans sa cellule ? celles de ses juges à son encontre ? celles de ce roi qu’elle avait servi et qui demeura bruyamment silencieux au moment de sa condamnation, alors même qu’à travers elle c’était l’honneur royal qui était entaché ?

Ces choix éditoriaux et ces qualités rhétoriques sont mis au service d’un véritable défi historique : renouveler le regard porté sur un personnage de l’histoire de France parmi les plus connus du grand public, les plus étudiés par les historiens et les plus manipulés idéologiquement. Le défi est d’autant plus grand que les sources sur Jeanne sont déjà connues et éditées ; le corpus ne s’enrichit que très rarement de nouvelles découvertes. L’historienne a donc choisi de déplacer le regard : son but n’est pas de retracer la chronologie des faits vécus par Jeanne, pas plus que de disséquer la façon dont les historiens et le grand public s’emparèrent – et s’emparent encore – de son image dans les siècles qui suivirent sa mort. Paradoxalement, pour un ouvrage qui porte son nom, ce n’est pas Jeanne qui est au cœur du livre mais les jugements que ses contemporains ont portés sur elle. En d’autres termes, qu’a pu représenter la geste de Jeanne pour ses juges, pour les habitants de Rouen où elle fut brûlée, pour les élites favorables tantôt au Plantagenêt tantôt au Valois, ou encore pour le peuple à travers le royaume ?

Une connaissance fine, intime même, des archives et des procédures judiciaires médiévales permet à Claude Gauvard de discerner les écarts du procès de Jeanne par rapport aux normes du temps. Ce procès ne fut ni normal ni représentatif. Instruit par des hommes d’Église obéissant aux volontés du régent anglais, il fut d’abord un procès politique. Jeanne, qui avait bouleversé les plans des Anglais et leur opposait une autre vision de la monarchie, devait être condamnée quoi qu’il arrivât : son procès était un coup d’éclat de la royauté anglaise. Plus encore, elle devait être condamnée comme sorcière – un chef d’accusation nouveau, alors que les théologiens qui instruisaient l’affaire auraient préféré celui d’hérésie. Une telle condamnation engendra un supplice extraordinaire par sa violence : brûlée, ses cendres jetées dans la Seine, Jeanne ne pouvait pas devenir l’objet d’un culte et sa réputation entachée éclaboussait celui qu’elle avait soutenu à toute force contre les Anglais, le roi Charles VII.

Jeanne d’Arc. Héroïne diffamée et martyre, de Claude Gauvard

Jeanne d’Arc (1882) par Dante Gabriel Rossetti

Car c’est bien la bonne et la mauvaise renommée de Jeanne qui constituent l’une des épines dorsales de ce livre. En effet, l’organisation sociale de la fin du Moyen Âge reposait sur l’honneur et la réputation des individus et des groupes auxquels ils appartenaient. La bonne renommée de Jeanne, entretenue délibérément par la Pucelle par l’intermédiaire du sobriquet de guerre qu’elle adopta et des lettres qu’elle envoya aux villes qu’elle assiégeait, était un enjeu crucial de communication politique. Jeanne ne fit pas que la guerre : elle fit aussi de la propagande. À l’inverse, ternir la renommée de son adversaire constituait une redoutable arme politique. Ainsi des Anglais et de leurs partisans dans le royaume de France qui, trente ans après le bûcher, la traitaient encore de « paillarde et ribaude ». La blessure était grave dans une société fondée sur l’honneur où une femme, accusée d’être « de mauvaise vie » et qui n’était pas rapidement vengée par un protecteur mâle, était considérée de fait comme une prostituée. Dans le cas de Jeanne, seul le roi qu’elle avait choisi de défendre pouvait laver son honneur. Pourtant, il se tut, pendant vingt-quatre ans. Le procès annulant la condamnation de Jeanne (1455) n’eut d’ailleurs pas pour but premier de laver son honneur, mais bien plutôt, à travers elle, celui du roi qu’elle avait servi.

Dans cette guerre de renommée, le rôle de la rumeur et de l’opinion publique était crucial. L’un des apports passionnants de ce livre est de montrer les différentes réceptions de la mémoire de Jeanne en fonction des classes sociales. L’aristocratie entourant le roi se montre réservée à son égard, ne la soutenant que dans la mesure où elle rejoint leurs projets de réforme politique et morale du royaume. Au contraire, un réel attachement populaire à la figure de Jeanne émerge de son vivant. Des mystères (des pièces de théâtre) rejouent tous les ans à Orléans le récit de sa conquête de la ville ; tôt, des légendes lui sont associées et des miracles attribués. Cet attachement tenace, tout comme la longue vie des insultes dont elle continue de faire l’objet après sa mort, disent bien le séisme qu’elle constitua et interrogent la profondeur historique de la mémoire que l’on conserve d’un personnage. Toutefois, loin de faire d’elle dès les origines une héroïne prétendument nationale, Claude Gauvard insiste, en guise de mot de la fin, sur la construction artificielle, et somme toute très récente, de la figure de Jeanne : « Il fallut donc attendre longtemps, la fin du XIXe siècle, pour que la nation s’empare de Jeanne d’Arc et croie qu’elle avait fait la France ».

En définitive, l’historienne tient avec une exceptionnelle maîtrise deux paris ardus : celui de proposer un regard historique nouveau sur Jeanne d’Arc et celui de le transmettre à un large public. Ainsi, ce livre peut être lu de nombreuses manières selon les attentes de son lectorat : comme une nouvelle manière d’aborder l’épopée de Jeanne d’Arc, ou au contraire comme une porte d’entrée, à travers le prisme individuel, sur la société française de la guerre de Cent Ans. Mais le plus intéressant est peut-être la leçon d’humilité historique qui se dégage de cet ouvrage : toutes les précautions respectées, toute la prudence mise en œuvre pour interpréter les sources à notre disposition, ne nous donneront jamais accès à Jeanne, mais seulement aux représentations que ses contemporains avaient d’elle. « Impossible de savoir qui fut réellement la Pucelle. Le mystère demeure et l’historien erre faute de preuves, souvent obligé de se taire. »


À lire aussi, un regard romanesque sur Jeanne d’Arc avec le dernier livre de Marc Graciano, et un regard historique, avec le livre de Gerd Krumeich, Jeanne d’Arc à travers l’histoire.

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