Du côté de chez nous

Suspense (44)

En quarante ans, interrompus par une longue période passée à écrire des scénarios pour la télévision et le cinéma, Hughes Pagan a publié une dizaine de polars. Son dernier, Le carré des indigents, ressemble aux précédents et plaira à ses fans, amoureux de son pessimisme impavide et de son « grand » style. Pendant les mêmes quarante ans, Jean-Bernard Pouy a écrit plus d’une cinquantaine de polars dans une réjouissante veine anarchique ; avec son dernier ouvrage, En attendant Dogo, il poursuit ses fantaisies libertaires.


Hughes Pagan, Le carré des indigents. Rivages, coll. « Noir », 448 p., 20,50 €

Jean-Bernard Pouy, En attendant Dogo. Gallimard, coll. « La Noire », 208 p., 18 €


Il ne saurait exister d’écrivains plus différents l’un de l’autre que Pagan et Pouy. Leurs seuls traits communs sont de posséder un lectorat fidèle (pas le même) et une vision sociale bien à eux, sur le mode du désespoir existentiel pour le premier, joyeusement carnavalesque et anar pour le second.

Suspense (44) : Hughes Pagan et Jean-Bernard Pouy

Hugues Pagan © Hannah Assouline/Opale/Éditions Rivages

Le carré des indigents, signé du premier, se déroule dans une ville française non identifiée, à la fin de l’ère pompidolienne : une adolescente, fille de cheminot, est tuée. L’inspecteur Schneider enquête sur sa mort. En toile de fond, l’auteur installe une humanité, « de gueux, de sans-grade, de laissés-pour-compte, […] grand fleuve puissant et taciturne, sur lequel caracol[e], futile et arrogante, l’écume grise et mousseuse des prédateurs, des possédants et des parvenus, ceux qui eux seuls compt[ent] pour de bon ». En plan plus proche, il peint les peu ragoûtants services de police, bien connus de lui puisqu’il fut, après avoir brièvement enseigné la philosophie, inspecteur de police. Et, au milieu de cette mêlée, il fait apparaître Schneider, son héros policier au « regard d’étain », distant, mystérieux, irrésistible (pour les dames), meurtri par un passé tragique amoureux et guerrier (il a « fait »  la guerre d’Algérie).

L’enquête suit son cours avec son lot de rebondissements et son empilement de malheurs. Noir c’est noir, et ça ne va pas changer, nous dit en somme Pagan, pour qui le sinistre semble un vrai bonheur.

Jean-Bernard Pouy serait sans doute d’accord avec ce diagnostic, mais il a un tout autre tempérament et des cadres d’analyse bien différents Dans En attendant Dogo, il dépeint lui aussi une France où plus rien ne fonctionne, mais contemporaine, donc en pleine désorganisation pandémique et déliquescence sociopolitique (l’action du livre se déroule peu après aujourd’hui, en période électorale). Les institutions et l’économie sont bloquées, cependant « le gouvernement ne recule pas, comme à Waterloo, il campe sur ses positions » tandis que, en dépit ou à cause de cela, la débrouille se met en place.

Suspense (44) : Hughes Pagan et Jean-Bernard Pouy

Jean-Bernard Pouy © F. Mantovani/ Gallimard

Dans les villes tout va mal, mais dans les campagnes des stratégies d’autosuffisance et d’autogestion s’improvisent. Rêvons un peu : « L’État n’avait plus rien à voir, la décroissance réglait les problèmes, partout, on avait découvert que tous les biens accumulés pendant des décennies suffisaient presque à maintenir le niveau, que la récupération équivalait à l‘invention, qu’Emmaüs faisait la nique à Marx, que le progrès était là, il suffisait de le ramasser comme une vieille pièce de monnaie et le désinfecter ».

L’héroïne du livre, Simone, infirmière à Paris, tirera à la fin les leçons de la situation et partira s’installer dans un locus amoenus du Sud où l’attend un aimable berger (en l’occurrence, un gros barbu imprimeur) qu’elle y a découvert lors d’un voyage effectué à la recherche de son frère, le Dogo du titre. Car Dogo (il est toujours en retard, d’où son surnom) a disparu. Ses efforts pour le retrouver obligent Simone à lire les textes qu’il a laissés, et à y dénicher des indices susceptibles de le localiser. Cela permet à Pouy de nous faire sourire (mais pas toujours autant qu’on aimerait) avec les proses  écrites « par » Dogo, mais aussi de lancer Simone sur diverses pistes en Italie et en France. Parallèlement à sa quête, qui mêle parcours et rencontres et qu’elle nous raconte elle-même, apparaissent trois hurluberlus, des marionnettistes de rue lyonnais, qui joueront le rôle du fatum guignolesque à la dernière page du roman.

Tout cela est joyeusement écrit en Pouy, c’est-à-dire avec gouaille, goût du français populaire et des jeux de mots. Alors, bien sûr, en voiture avec Simone, puisque c’est Pouy qui klaxonne.

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