Presque un conte

Un soir de l’hiver 1984, dans une loge de gardienne, une femme noie ses deux fils. Le crime, incompréhensible, s’éclaire à peine si l’on s’attache au passé de Griselda, la criminelle. Peut-être Flavia, sa fille, qui a échappé au sort de ses deux jeunes frères, détient-elle des clés ? La narratrice la retrouve quarante ans après. Flavia est aussi lumineuse que sa mère est sombre. Un acte terrifiant et ce contraste entre deux femmes : deux pistes pour lire Par la forêt, le roman de Laura Alcoba.


Laura Alcoba, Par la forêt. Gallimard, 208 p., 18,50 €


La forêt qui donne son titre au roman de Laura Alcoba n’est évoquée que vers la fin du livre. La narratrice enquêtrice rencontre René et Colette, un couple qui s’est occupé de Flavia quand sa mère était en prison puis dans un asile psychiatrique. L’ancienne institutrice et son mari emmenaient l’enfant dans des lieux variés, dont Coye-la-Forêt qu’aurait pu connaître Nerval. Entrer en ce lieu est comme pénétrer dans un paysage de conte. Et pour rencontrer ceux qu’elle interroge, la narratrice choisit un café qui s’appelle « Le bûcheron », personnage emblématique s’il en est. Là elle écoute Colette qui protégea la petite fille à l’instant crucial, René, et donc Flavia, devenue reporter photographe en Colombie, en Éthiopie, dans les zones de conflits, parce qu’elle « doit […] rapporter des images, pour qu’on sache, pour qu’on voie ».

Le conte est l’une des voies que prend ce roman, mais on le lira aussi en écho aux autres romans de Laura Alcoba, situés dans les années 1970, entre Argentine et France, à l’époque qui précède la dictature de Videla, déjà un temps de terreur et de guerre civile.

Par la forêt, le nouveau roman de Laura Alcoba : presque un conte

« La forêt » par Félix Ziem (entre 1850 et 1860) © CC0 Paris Musées / Petit Palais, musée des Beaux-Arts de la Ville de Paris

Griselda est une enfant de La Plata. On trouve reproduit dans le roman un plan de cette ville géométrique qui laisse peu de place au hasard. C’est là, dans une librairie comme il en existait alors, lieux de résistance en même temps que de lecture, qu’elle rencontre Claudio. Il est marié à Janine, une Française rencontrée dans les maquis cubains, avec qui il a eu deux enfants. Entre Claudio et Griselda, c’est le coup de foudre. Avec lui, elle échappe à l’emprise familiale et, pour un temps, à la folie qui la hante.

Griselda est en conflit permanent avec sa mère, qu’elle appelle MADRE, comme si les majuscules elles-mêmes traduisaient l’horreur que cette personne vivant dans la convention lui inspire. La jeune femme lit Simone de Beauvoir qui lui enseigne la révolte, elle aime les films russes de ces années 1960, lyriques, sentimentaux. Elle a du mal à respirer dans cette ville quadrillée selon des règles strictes, après avoir passé une partie de son enfance dans la Pampa, où l’espace trouve sa limite quand le cheval ne peut plus galoper. Griselda veut s’échapper ; les tentatives de suicide se succèdent, puis la fuite vers la France. Un retour au pire moment avant une nouvelle fuite lors du coup d’État. La narratrice rend cette instabilité dans des scènes irrespirables, notamment dans un aéroport où la menace se fait plus vive. L’écriture est fragmentée, comme hachée en paragraphes plus ou moins longs, avec des anaphores qui retardent le moment de dire, pour traduire l’étouffement de Griselda.

L’assassinat par noyade de ses deux fils est une façon de répéter une souffrance qu’elle a connue. Elle l’accomplit après un curieux rituel, celui du maquillage qui occupe une grande part de son temps. Enfant, elle aimait dessiner, peindre, mettre de la couleur sur le papier. Se maquiller, c’est user de la couleur sur le visage et encore échapper à ce qu’on est.

Le mot « assassinat », nul ne l’emploie au cours de l’enquête. Colette hésite, comme Flavia, et les autres : drame ? accident ? tragédie ? Les mots ne sont pas sûrs et la narratrice avance de manière précautionneuse.

Cette histoire fait écho à sa vie puisque Claudio et Griselda ont accueilli son père dans la loge qu’ils occupaient avec leurs trois enfants. Ces réfugiés se sont connus en Argentine, et sans doute avant, à Cuba. Laura Alcoba n’était pas née, ou bien elle était une jeune enfant, celle qu’elle raconte dans Manèges, à La Plata, puis en France dans Le bleu des abeilles ou La danse de l’araignée. La romancière hésite, tâtonne. Elle cherche des explications ou du moins un éclairage. L’histoire de Médée peut l’aider. Elle reprend le récit mis en mots avant elle par Sénèque, Euripide ou Ovide : « Infelix amor », amour malheureux traduit-elle, avant de lire ou d’imaginer d’autres traductions. Quel était l’amour malheureux de Griselda ? Elle se disputait avec Claudio, ils se sont toujours réconciliés. Plus loin dans son enfance, outre la MADRE, il y a ces vieux hommes malsains, Don Valerio et l’autre, qui ont abusé d’elle. Est-ce que cela explique un crime ? On ne trouvera pas de réponse, sinon dans le cimetière de Pantin, d’une façon curieuse et belle.

Qui a lu les précédents romans de Laura Alcoba retrouvera dans celui-ci une forme de confidence et de confiance. Il y a quelque chose de la flâneuse dans les allusions à Nerval, à cette partie encore populaire du Marais, au « français chaloupé » de René, qui prononce les r comme Jean Gabin. La différence est pourtant forte : ce roman a quelque chose de douloureux. Le fait que des événements réels l’inspirent joue, mais pas seulement. C’est comme si toutes les illusions de l’enfance avaient disparu, que demeurait l’incompréhensible ou « l’infracassable noyau de nuit » dont parle Breton pour d’autres raisons. Un soir d’hiver, Flavia est encore dans la classe de Colette quand déboule cette mère au maquillage excessif comme une grimace, et aux vêtements trempés. Elle vient chercher sa fille. Le pire pourrait se produire. Colette refuse de laisser sortir l’enfant. La folie ne se répétera pas.

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