Deux regards apaisés sur l’Ukraine

Ukraine

Alors que les chancelleries débattent d’une possible extension du conflit entre la Russie et l’Ukraine, deux études de fond, dépassionnées, plongent dans une autre réalité : celle de cet État ukrainien qui oscilla entre émancipation et guerre ; celle, comme un espoir, d’une ville, nichée au cœur du Donbass, ayant pour nom New York .


Alexandra Goujon, L’Ukraine de l’indépendance à la guerre. Le Cavalier Bleu, 176 p., 20 €

Niels Ackermann et Sébastien Gobert, New York, Ukraine. Guide d’une ville inattendue. Préface de Serhiy Jadan. Noir sur Blanc, 204 p., 27 €


Pour faire face à la désinformation et à la propagande, Alexandra Goujon a choisi la voie paisible de l’approche scientifique : plonger dans l’histoire, la politique ou la géopolitique et répondre un à un aux arguments avancés régulièrement pour défier l’existence de l’État ukrainien. Aucun cliché n’est écarté, au contraire, l’auteur démêle chaque point, l’examine, énonce l’origine des malentendus ou contresens et explicite la manière dont ils se sont propagés.

Alexandra Goujon, Sébastien Gobert : regards apaisés sur l'Ukraine

Sur la ligne de front, oblast de Donetsk, Ukraine © Guillaume Binet / MYOP

Pour étayer cet anti-manuel de propagande, la chercheuse n’hésite pas à en reprendre les termes. L’indépendance de 1991 comme un accident de l’histoire, une Crimée toujours russe ou un coup d’État fasciste soutenu par l’Occident en 2014 ? Alexandra Goujon plonge dans l’histoire : le quiproquo entre Rous’ et Russie, la bataille des principautés au Moyen Âge, la genèse d’un État multi-ethnique, habité par des Slaves de l’Est, mais aussi par les tribus finnophones, baltophones et turcophones, rappelle-t-elle. La bataille des langues ne date pas d’hier !

Grande famine, Bandera, pacte Molotov-Ribbentrop, zone de résidence, pogroms et exterminations, tout y passe pour abattre des murs d’incompréhension, sans pour autant nier les responsabilités des différents acteurs. L’ouvrage s’attaque à toutes les images convenues, qu’elles soient positives ou négatives : le « grenier à blé », l’État-tampon, la dépendance de la Russie, la Crimée toujours russe et le Donbass toujours à part, « pays sans histoire, peuple paysan, langue sans particularisme, identité flottante »… Les quatre principales approches – historique, spatiale, sociale et géopolitique – permettent de revenir régulièrement sur certains points, en changeant l’axe, la perspective. Ainsi, par exemple, de la Crimée, étudiée à plusieurs reprises, en mêlant les arguments historiques, ethniques et démographiques.

Comment répondre aux fake news ? Il ne faut ni les répéter ni asséner l’inverse, est-il suggéré, seulement en analyser le développement, les déconstruire patiemment. À suivre l’auteure dans ces méandres, on mesure l’étendue de la méconnaissance et son rôle dans le conflit majeur qui se déroule aux frontières, mais aussi les polémiques permettant d’enflammer, en toute ignorance de cause, les positions des uns ou des autres. Les stéréotypes contribuent-ils aux conflits ? Le titre, L’Ukraine de l’indépendance à la guerre, suggère un lien qui ne fait nulle part l’objet d’une analyse, mais dont l’ensemble de l’ouvrage fait la démonstration. Ce n’est pas un plaidoyer, et ça ne cherche pas à l’être. Quiconque attend là un diagnostic sur la politique contemporaine fait fausse route. Il est juste noté que les expériences plus ou moins réussies de l’État ukrainien contemporain contrastent avantageusement avec celles des régimes autoritaires de ses voisins russe ou biélorusse.

Alexandra Goujon, Sébastien Gobert : regards apaisés sur l'Ukraine

Là où Alexandra Goujon manie l’esprit de raison, le journaliste Sébastien Gobert use plutôt d’une tendre ironie à l’égard d’une ville nichée dans le Donbass. L’Ukraine de l’indépendance à la guerre est conçu comme un anti-fake news ; New York, Ukraine se présente comme un anti-guide ironique, celui d’une sorte de musée d’un monde soviétique en voie de disparition, aujourd’hui antichambre du conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine. Pourtant, rien de violent ici ; au contraire, on ne perçoit que les restes de la violence.

New York ? Une ville comme les autres, où seule l’histoire et les traces qui en restent rappellent qu’elle fut promise à un autre avenir. Sans doute rien de fascinant, souligne à plaisir l’auteur qui imite les dépliants touristiques : ce qu’il faut voir, où manger, où dormir, etc. Mais, pour attirer différemment notre regard et notre intérêt, le poète et écrivain natif de la région de Louhansk, Serhey Jadan (auteur, entre autres, de La route du Donbass, traduit par Iryna Dmytrychyn, Noir sur Blanc, 2013), nous met en garde dans sa préface : « l’histoire de chaque ville, ce n’est pas tant l’histoire de ses usines que l’écho de ses voix ».

Sébastien Gobert nous fait entendre ces voix et remonter les strates de l’histoire. La ville a obtenu ce nom avantageux grâce au prompt développement industriel du XIXe siècle et à la convergence des intérêts russes et allemands. Elle va perdre son nom et son prestige au début des années 1950, sera rebaptisée Novohorodske, la « nouvelle ville », une manière de la remettre à sa place. Et l’on y rêve de revenir au nom – et au dessein – d’origine. C’est à ce rêve que les auteurs nous invitent. « Avec un nom pareil, on n’osera plus nous bombarder ! », s’exclament les habitants.

Alexandra Goujon, Sébastien Gobert : regards apaisés sur l'Ukraine

Sur la ligne de front, oblast de Donetsk, Ukraine © Guillaume Binet / MYOP

Après avoir perdu son nom et son principal atout, le phénol, ancêtre des hydrocarbures, la ville se retrouve à 4 km de la ligne de front qui divise la région depuis 2014. Elle a perdu tout contact avec l’Est et les séparatistes de Donetsk, et devient « un cul de sac » : l’eau n’y est plus buvable, les environs sont truffés de mines antipersonnel et, si le relief a changé, c’est à cause des cratères d’obus. « Ce qui tombe d’en haut », aux sens propre et figuré, la façonne de nouveau. Se constitue ainsi le « musée de tout ce qui est tombé », ne faisant l’objet d’aucune enquête internationale, soulignent ironiquement les auteurs. Le repli se renforce. « Jusqu’ici c’était la guerre, le gaz, l’argent… Et maintenant, c’est ce petit virus… », se lamente une habitante « new-yorkaise ».

Mobilisations citoyenne et politique vont permettre à la ville de retrouver son nom, au moins administrativement, le 1er juillet 2021. Et même de mettre sur pied à l’automne un festival littéraire, intitulé « Vrais noms. Histoires vraies ». Le jeu du vrai et du faux continue. Aujourd’hui, les habitants rappellent le défilé ininterrompu de ceux qui ont arpenté le territoire de la ville, les conquérants, les occupants, les aventuriers et les libérateurs, les rouges et les blancs, les anarchistes du territoire libre de Makhno, les victimes des répressions soviétiques et ceux glorifiés par l’ancien régime, sans compter plus récemment les ouvriers des usines d’Akhmetov, le plus riche oligarque d’Ukraine.

Mais là n’est pas non plus le sujet de cette enquête culturelle, au caractère anthropologique, qui montre l’autre versant de l’actualité. Il faut d’ailleurs mentionner le remarquable travail photographique de Niels Ackermann, qui met en relief une autre beauté que celle usuellement célébrée dans les guides touristiques ! Beauté de vieux HLM grisâtres sur fond de neige à perte de vue, restes de lampes rouillées, vieilles briques de terre ou sacs en plastique, le dérisoire côtoie le document et nous conduit de l’autre côté du visible.

Le premier de ces voyages mène au pays de l’absurde, l’autre est une invitation à recouvrer la raison : deux manuels d’apprentissage de ce que ni la géopolitique ni l’actualité ne nous montrent. À proprement parler, des guides : des endroits où l’on apprend à réfléchir, à voir, à écouter, à regarder.

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