Instants de vie(s)

Une dizaine de nouvelles dont le titre commence par le pronom « Je » constitue Début de siècles, le nouveau recueil d’Arnaud Cathrine, après Pas exactement l’amour (Verticales, 2015). Ce genre littéraire suppose liberté et densité : on ne peut pas s’installer, ni comme écrivain, ni comme lecteur. Le plus souvent, avec ces quelques récits, le lecteur se prendra au jeu.


Arnaud Cathrine, Début de siècles. Verticales, 314 p., 20 €


Partons d’une histoire rendue fameuse par Le feu follet, roman et film : la vie et la mort de Jacques Rigaut, l’un des trois suicidés de la société pour reprendre le titre d’un ouvrage, où il côtoie Arthur Cravan et Jacques Vaché. « Je serai un grand mort », dit-il, et cela donne le titre de la deuxième nouvelle. Il est le personnage principal et un très cher ami l’a trahi en écrivant La valise vide : c’est Drieu la Rochelle qui l’a dépeint sous les traits de Gonzague. Le récit se déroule peu avant le suicide du narrateur et c’est un de ces débuts qu’évoque Arnaud Cathrine. Le début de la fin.

Début de siècles : onze nouvelles d'Arnaud Cathrine

Arnaud Cathrine (2005) © Jean-Luc Bertini

Dans « J’ai voulu revoir E-1027 », une autre trahison est décrite. Eileen Gray est la narratrice qui revient plus de trente ans après pour revoir la villa que Jean Badovici et elle avaient imaginée dans la région de Monaco. Tous deux l’avaient ainsi nommée selon un code qu’elle indique au début du récit. Elle est là, dans des lieux maintenant abandonnés et se rappelle. L’un des murs a été dégradé un soir d’avril 1938 par une fresque montrant une femme à la peau d’orange. On taira le nom du vandale. Il a aussi failli détruire Paris, en concevant des plans pharaoniques et délirants (pour ne pas dire totalitaires).

Dans l’une des plus belles nouvelles du recueil, « Je ne te plais pas », Jordan, Enzo et leur père passent des vacances à Berck, la mère ayant décidé de louer ailleurs pour éviter son époux, le temps d’un été. Le père est touchant, maladroit, pas plus à son aise dans la maison que lorsqu’il faut faire les courses. Enzo, l’ainé, voudrait vivre l’été décisif, connaitre l’instant attendu. Téléphone en main, il traine sur Tinder. En vain. Le réel est heureusement plus puissant et il rencontre Noémie, en vacances dans le même endroit faute d’être allée au Touquet, plus chic mais quand même à la portée de ses parents, des cadres. Le narrateur décrit ces débuts, pour tous deux, la délicatesse d’Enzo, sa fragilité, son goût pour les livres entre autres : il remplit un carnet d’extraits de Feux, de Marguerite Yourcenar. Il ne comprend pas tout, mais dire certains des aphorismes à son amie le rend fier. Arnaud Cathrine connaît ces moments d’adolescence, il a la palette et le trait pour les évoquer, et ses nombreux romans pour la jeunesse (pour les jeunes adultes, comme on dit chez des éditeurs) en témoignent. Tout ne tient qu’à un fil.

De même, il conduit un récit fluide, dialogué comme un film, dans « Je n’ai pas besoin d’amour ». Il met face à face Alexis Trividic, un romancier plutôt connu pour le trouble qu’il jette dans sa famille évoquée dans ses livres, et Marthe, une femme de soixante ans ayant quitté la Côte d’Azur pour la garrigue, près de Villars et surtout loin de Nice. Arnaud Cathrine s’est librement inspiré de La naissance du jour de Colette. Nos vies romancées (Stock, 2011) rassemblait des essais sur quelques écrivain(e)s de chevet du romancier, parmi lesquels Carson McCullers, Françoise Sagan, Sarah Kane et Jean Rhys. Colette aurait pu en être. Roland Barthes, autre écrivain de prédilection, est l’un des personnages de « J’y suis ». C’est le Barthes qui écrivait Incidents (Seuil, 1987), texte fragmentaire, mélancolique, d’une immense solitude. Le début de siècle est ici une fin. On lira donc ce titre comme antiphrase autant que de façon littérale.

Début de siècles : onze nouvelles d'Arnaud Cathrine

Le pronom personnel sujet qui unit toutes ces nouvelles ne correspond pas à celui de l’auteur. Il s’en amuse à sa façon avec cet Alexis Trividic qui lui ressemble comme dans un miroir déformant et à qui une femme demande si ses romans sont autobiographiques. Cette ressemblance ne peut non plus être tout à fait négligée. Arnaud Cathrine a un univers, on l’identifie assez aisément, et la couverture de J’entends des regards que vous croyez muets, bande rectangulaire qui reflète le visage du lecteur, reflète aussi son visage. Avec ce recueil de nouvelles, on marche sur un fil. Les personnages aiment, ont aimé, ont cru ou renoncé à l’amour. Ainsi de Jean Cocteau, narrateur de « J’ai le soleil au moins », soumis aux caprices de Raymond Radiguet. Qui aime l’auteur des Enfants terribles appréciera ce moment inventé avec assez de finesse pour qu’on y croie.

Mettre en scène des personnages qui ont réellement existé, et au sujet desquels l’auteur cite ses sources en fin de recueil, c’est enfin rappeler une époque, l’éclairer. On le voit avec Eileen Gray, avec Cocteau et Radiguet, avec Barthes ; l’intensité est plus forte encore dans « Je ne suis pas l’Europe », Klaus Mann et sa sœur ont fui « l’air putride de Berlin », Erika rêve encore de monter un cabaret antifasciste et ils attendent des jours meilleurs à Venise, la cité que leur père, « le Magicien », a immortalisée. On est en 1932, Annemarie Schwarzenbach est avec eux, dans le même palace. Le début de ce siècle-là n’est pas loin de finir en apocalypse. Ils le sentent, ils n’y pourront rien.

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