André Breton, dans son Anthologie de l’humour noir, loue la conception toute nouvelle de l’art et de la littérature qu’avait Arthur Cravan (1887-1918), pseudonyme de Fabian Lloyd, neveu d’Oscar Wilde, conception qui est celle « du lutteur forain ou du dompteur ». Rémy Ricordeau, réalisateur de plusieurs films sur des figures surréalistes (Benjamin Péret, Francis Picabia) publie un ensemble de textes et de documents autour de cette « terreur des fauves ».
Rémy Ricordeau, Arthur Cravan. La terreur des fauves. 40 photographies et documents. Postface d’Annie Le Brun. L’Échappée, 234 p., 19 €
Dans la mesure même où Cravan professe que « tout grand artiste a le sens de la provocation, ses moyens sont l’aveu cynique et l’injure », il s’en est pris à Apollinaire, a insulté Marie Laurencin, s’est moqué d’André Gide dans Maintenant, revue dont il était le directeur et l’unique rédacteur. Breton voyait en lui un précurseur des dadaïstes et des surréalistes.
Mais la grande affaire, qui occupa beaucoup Cravan, fut de démontrer qu’Oscar Wilde était toujours de ce monde, et de vivre sans avoir une « situation ». Il avait été, selon ses dires, chevalier d’industrie, marin sur le Pacifique, muletier, cueilleur d’oranges en Californie, charmeur de serpents, rat d’hôtel, bûcheron, champion de boxe, chauffeur d’automobile à Berlin, etc. De ces expériences, il tira une conclusion pas si sombre : « La vie est atroce. »
« Je me fous de l’art », disait celui qui était né à Lausanne en 1887 et devait disparaître au large du Mexique en 1918, après avoir été boxeur professionnel, inventeur de la critique d’art pugilistique, conférencier expert dans l’art de l’invective. Dans Notes, vraisemblablement ses derniers écrits, il affirmait avoir du vif-argent dans les veines. Il disait aussi avoir le pays dans sa mémoire et traîner dans son âme les « couleurs de cent villes ».
Cravan avait eu pour amis Picabia et Cendrars. Il avait quelque chose d’Alfred Jarry. Ses successeurs les plus insignes s’appellent Guy Debord, qui lui rendit hommage dans son film Hurlements en faveur de Sade (avec Gérard Lebovici, il fit publier les Œuvres de Cravan aux éditions Ivrea), et Matthieu Messagier qui prit plaisir à se réclamer de lui.
Tout en mettant en garde le lecteur : « Il y a danger pour le corps à lire mes livres », il se considérait comme unique dans la « surproduction contemporaine » : « J’ai vécu à une époque où je pouvais avoir parfois l’ivresse de penser que personne n’était mon égal », disait-il ici, et ailleurs : « Qu’’il vienne, celui qui se dit semblable à moi, que je lui crache à la gueule ».
Le livre que consacre Rémy Ricordeau à ce « fou des fous » a la beauté d’un poème qui échappe aux règles et le ton incisif de celui qui était toujours en bisbille avec les artistes de sa connaissance. Le cœur de cet objet littéraire qui pourrait se définir comme une « romance des lutteurs » renferme les « lettres d’amour et de désertion » de celui qui avait vagabondé à travers le monde, en Allemagne, en Italie, aux États-Unis, au Mexique… Jusqu’au jour où il se procura une frêle embarcation et se perdit en mer, en novembre 1918, sans que personne sût quoi que ce fût des circonstances de sa disparition. Les lettres d’amour sont adressées à Sophie Treadwell, journalise et dramaturge, et à la poète d’avant-garde Mina Loy.
Mina Loy faisait partie du cercle où figuraient T. S. Eliot, Ezra Pound, William Carlos Williams. Elle donnait à Cravan le surnom de Colossus, à cause de sa taille impressionnante. Ils se rencontrèrent à New York. Elle était belle, incandescente, talentueuse, lui passionné, sans concession et pressé de vivre. L’année qui suivit leur rencontre, ils se marièrent à Mexico, où ils s’installèrent, Cravan pourvoyait à leur subsistance en étant professeur de boxe. Les lettres de Cravan à la poète sont exaltées. Ce qu’elles laissent entrevoir, comme l’écrit Annie Le Brun dans sa postface, c’est un horizon où la révolte se nourrit de l’amour comme de la « seule utopie réalisable, ici et maintenant ». La lecture de ces lettres électrise. Elles sont certes enflammées, mais elles ont aussi des accents de liberté et un je-ne-sais-quoi de sauvage qui enivrent.
Leur manière de vivre, de prendre la fuite, de faire des coups d’éclat est leur réponse à cette assertion de Cravan qui dit que l’art est bourgeois, « et j’entends par bourgeois un homme sans imagination ». Il y a de la rébellion dans cette union qui magnifie la passion tout en étant hors la loi, en restant dans la contestation. « Je me suis retiré dans une tour d’acier », avait écrit Colossus à Félix Fénéon, mais cette tour d’acier a une issue secrète : l’extravagance, qui a sauvé de la monotonie routinière un Arthur Cravan aux écrits explosifs.