La construction d’un héros : Carlo Poerio

« Le pouvoir choisit ses héros », persiflait une gravure de Paul Rebeyrolle en 1977. Le phénomène n’a rien de neuf, mais le caractère mondial du cas du Napolitain Carlo Poerio (1803-1867), opposant à Ferdinand II, intéresse par sa précocité et parce que ce sont les oppositions libérales qui ont construit le phénomène sous le Second Empire. Pierre-Marie Delpu retrace la « fabrique d’un martyr révolutionnaire européen ».


Pierre-Marie Delpu, L’affaire Poerio. La fabrique d’un martyr révolutionnaire européen (1850-1860). CNRS Éditions, 264 p., 24 €


Le phénomène Poerio fut construit par le Britannique William Ewart Gladstone en tête, avec un déclin ultérieur de cette construction d’image comme le simple fruit de « préjugés protestants » pour un personnage qui, somme toute, ne fut qu’un directeur de la police du royaume des Deux-Siciles imposé quelque temps au roi Ferdinand II. Toute sa gloire n’aurait été que le fruit de la crédulité anglaise et des manœuvres des whigs, lesquels étaient assez indifférents à l’écrasement des cipayes. En revanche, le fort républicain Emmanuel Arago en fit le symbole ou le pendant des « atrocités de la police papale » ; en France, quand Victor Hugo dénonce des centaines de cas plus immédiats, on songe plutôt à Raspail ou à Auguste Blanqui.

Pierre-Marie Delpu a suivi cette affaire de pays en pays et montre comment se prolongent en Europe les réseaux du Risorgimento italien qu’il a précédemment analysé de façon fort originale du point de vue du Sud et des Deux-Siciles (Un autre Risorgimento. La formation du monde libéral dans le Royaume des Deux-Siciles, 1815-1856, École française de Rome, 2019). La mise en scène d’une persécution élargit à l’Europe entière, modérée et italophile, la dénonciation de pratiques barbares. Ainsi se dessina la carte d’un monde capable de faire circuler l’information en partant des journaux de Turin et de Cologne, jusqu’à Londres et Édimbourg comme en Irlande et à New York, si ce n’est en Australie, sans oublier Barcelone, Madrid et Paris. La société civile s’emparait de ce qui était réservé à la diplomatie, même si Walewski, l’ambassadeur français à Londres qui était précédemment à Naples, relaya pour partie Gladstone.

L’image du malheureux Poerio se concrétise par un dessin du Charivari du 6 septembre 1851. Sous le titre d’Une visite au bagne de Naples, Honoré Daumier condense la situation avec sa verve laconique : le fluet Poerio, tête morne et résignée, est aux fers. Sa mince silhouette élégante est entravée, comme celle de son compagnon d’infortune, mais ce brigand qui symbolise un peuple costaud est, lui, coiffé d’un reste de bonnet phrygien. Le contraste est violent avec ce forban grossier, musclé et braillard, débraillé mais enchaîné à l’aristocrate baron. C’est cette proximité, ce mélange des conditions et l’amalgame des inculpations que l’opinion politique ne supportait pas, comme le vérifie tout le livre de Pierre-Marie Delpu, qui part de la figure posée comme exemplaire pour susciter des solidarités européennes modérées et démocrates contre les États autoritaires.

L’affaire Poerio, de Pierre-Marie Delpu : la construction d'un héros

Au début est le fait : Carlo Poerio et Luigi Settembrini sont condamnés à la suite de la révolution napolitaine de 1848 ; mais c’est toute la politique anglaise qui s’empare par la presse de leur difficile condition de détenus pour construire émotionnellement l’opposition aux régimes absolutistes. Gladstone dénonce cette persécution d’État, l’italophilie diplomatique qui accompagne l’unité italienne s’en saisit, parfois sur une base humaniste, surtout au début, chacun insistant sur la mauvaise santé du juriste maintenu dans d’infâmes geôles largement décrites (le bagne d’Ischia, Montefusco puis Montesarchio). De plus, l’homme incarnera la quintessence du martyr politique : ancienneté et fermeté de l’engagement dès ses périodes d’emprisonnement de 1837, 1844 et 1847, héroïsme de la vertu et force morale, de quoi le transformer en emblème de la cause libérale et soulever son cas en 1856 au Congrès de Paris.

La figure publique de Poerio participe en effet de la création du grand homme et de l’homme public tel que le XVIIIe siècle l’a inventé (voir les travaux d’Antoine Lilti) tandis que les médecins napolitains circulant en Europe avaient déjà utilisé à des fins politiques la description des sévices infligés au corps de victimes de répressions. À partir de 1820 se sont développées en outre des formes transnationales de mobilisation dans le cadre des luttes libérales et démocratiques, en particulier lors du soulèvement des Grecs pour leur indépendance. Poerio remplissait en outre toutes les cases, corps souffrant de la cause des libertés, héros romantique et martyr chrétien sécularisé consacré par une abnégation personnelle indiscutable, d’autant qu’il restait indemne de toute suspicion de faits d’armes, malgré une confusion avec le mouvement de Mazzini, la Jeune Italie, du journal La Iberia en 1859.

D’autres cas allégués, ne serait-ce que ceux de ses compagnons lithographiés avec lui selon le genre hagiographique en vogue, posent le martyrologe en cours appuyé par les témoignages des visiteurs et la rare correspondance de Poerio avec sa famille. Leurs souffrances et leur déréliction font particulièrement état du suicide de l’un d’eux dont on laissa le cadavre aux regards de toute la prison. Devant l’universalité de l’écrasement des révolutions de 1848, comme pour Kossuth en Hongrie, les lectorats nationaux sont invités à comprendre le cas type de la littérature carcérale propice aux développements d’atroces aventures dignes de romans noirs. Poerio y gagne l’aura du pouvoir et de la puissance invaincue malgré les épreuves ; sa personnalité devint ainsi « l’héroïque victime du Tibère napolitain » et tout devint propice aux métaphores et aux métonymies.

L’élargissement de Poerio et l’amnistie de quelques prisonniers ont lieu en 1859. Ils ne débarquent pas à Cadix, qui devait les accueillir selon l’usage répandu de déterritorialiser les opposants politiques. Les libérés vont en Irlande, Londres et New York les attendent chaleureusement. Tout devient alors relique et objet d’une attention religieuse, d’abord la trace des chaînes portées au cou, aux poignets et aux chevilles. Poerio devint ainsi l’incarnation doloriste du patriotisme italien et entra juste avant Garibaldi dans les collections de cire du musée Madame Tussauds. Et tant pis si les légitimistes contestent cette image et ces « tourments imaginaires », et si l’éventuelle politique alternative sous-entendue n’avait que faire de véritables héros, tels Carducci ; ils ont été tués dans le Cilento et les morts ne peuvent être durablement mis en scène dans des prisons fétides, d’autant qu’ils n’ont pas de famille propre à entretenir un lien avec le monde extérieur : seuls les morts ne reviennent pas, pourrait-on ajouter !

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