La guerre froide des sociétés internationales

Archives et anniversaires aidant, la guerre froide n’a cessé d’être scrutée dans son déroulement, sa fin, ses sursauts, jusqu’à devenir une des métaphores géopolitiques préférées des commentateurs. Elle n’a pas manqué non plus d’être résumée de façon lapidaire, à la manière des conflits du Moyen Âge, comme étant « la guerre de 50 ans », tandis qu’André Fontaine laissera ce beau titre pour la détente : Un seul lit pour deux rêves. C’est un autre biais qu’a choisi l’historienne Sandrine Kott pour présenter son ample travail au sein des archives des institutions internationales, Organiser le monde, qui sonne de façon impérative ou comme une invitation à mieux l’organiser.


Sandrine Kott, Organiser le monde. Une autre histoire de la guerre froide. Seuil, 328 p., 23,50 €

Revue Guerres mondiales et conflits contemporains, « La Russie et les guerres du XXe siècle », 146 p., 22 €


Spécialiste de l’Allemagne, pratiquant la socio-histoire des pays communistes et post-communistes d’Europe centrale, Sandrine Kott a choisi de sonder les principales articulations de cet épisode en dépouillant des archives peu visitées, celles de toutes les instances qui eurent un rôle important à jouer durant la deuxième partie du XXe siècle, ONU, OMS, OIT, UNESCO et même les organisations non gouvernementales, ou certaines fondations, une pyramide de compétences et d’interventions dont elle rappelle le rôle, souhaitant mettre en lumière l’existence de « sociétés internationales ».

Organiser le monde, une autre histoire de la guerre froide de Sandrine Kott

Warren Austin, ambassadeur des Etats-Unis, brandit une arme soviétique devant le Conseil de sécurité de l’ONU pour prouver le soutien de l’URSS à la Corée du Nord pendant la guerre de Corée (1951)

Dans un premier temps, la chercheuse scrute la situation d’après-guerre, le temps des promesses non tenues d’un côté comme de l’autre, mais aussi la crispation grandissante entre les deux récits d’alors : celui de la sortie de la Seconde Guerre et celui de l’entrée « hésitante » dans la guerre froide. Les vœux – prospérité, justice, solidarité – et les projets contribuent à la circulation entre les deux parties de l’Europe. Ce moment va pourtant montrer rapidement ses limites quand il s’agit de tenter d’échapper à la double hégémonie des États-Unis et de l’Union soviétique. Le livre fournit l’exemple de la demande de prêt rejetée du gouvernement polonais auprès de la Banque mondiale, ou celui de la Tchécoslovaquie contrainte de se retirer de la même institution.

Les distances entre ces différents cercles de pouvoir internationaux vont s’écarter ; à la division de l’Allemagne va répondre la partition de la Corée. L’ONU « devient un lieu de la marginalité des États socialistes, renvoyés à la périphérie du monde », écrit Sandrine Kott, qui souligne l’absence grandissante d’initiatives pan-européennes et la méfiance des élites soviétiques redoutant de voir la situation leur échapper, de ne pouvoir « contrôler ». Les organisations internationales deviennent alors le lieu de fabrication d’un discours hégémonique, de domination occidentale, au sein duquel l’Europe de l’Est communiste devient un « second monde », en marge du premier. À quelques exceptions près, soulignées par l’auteure, comme l’OIT (Organisation internationale du travail), fondée en 1919 en réponse réformiste à la séduction révolutionnaire, et que la délégation soviétique utilisera après la guerre pour promouvoir un modèle d’État ouvrier où l’exploitation était censée avoir disparu.

Plus encore que deux modèles de société, ce sont des internationalismes concurrents qui s’expriment. Si la « coexistence pacifique » est réaffirmée et que la plupart des pays du Bloc reprennent leur place au sein des instances, cette ouverture provoque l’anxiété à Washington, encourageant la campagne anticommuniste du sénateur McCarthy. C’est aussi le moment où le discours communiste retrouve son attractivité auprès des responsables des pays nouvellement décolonisés, tandis que la Yougoslavie de Tito est présentée comme pouvant constituer un pont entre l’Est et l’Ouest. Ainsi, la décennie 1965-1975, moment de la détente, appelée ici « l’Europe des convergences », ouvre des perspectives dépassant les modèles idéologico-économiques, où les exilés puis les dissidents pourront faire entendre leur partition. L’auteure revient longuement sur la conférence d’Helsinki, qu’elle souhaite ne pas voir résumée à son acte final, mais comme marquant l’ouverture d’une troisième voie « entre capitalisme libéral et socialisme d’État ».

Les rapports de force initiaux se retourneront encore avec l’entrée en scène du tiers-monde et le nouveau rôle pris alors par l’ONU dans les années 1960 : ainsi, note-t-elle, l’organisation « créée par les dirigeants des puissances coloniales et impériales comme un moyen d’assurer leur domination sur le monde, devient le lieu même de la remise en cause de cette domination ». L’ONU comptait 76 pays en 1955, ils étaient 144 vingt ans plus tard. Seront couronnés ceux qui effectuaient dans l’ombre un travail de fourmi avec la série de prix Nobel décernés à Amnesty international en 1977, à Human Rights Watch l’année suivante, puis à Médecins sans frontières en 1999.

Organiser le monde, une autre histoire de la guerre froide de Sandrine Kott

On aura compris tout l’intérêt que constitue cette façon de revisiter des arcanes enfouis et qui sont loin d’avoir tous mérité le terme de « machin » selon l’expression du général de Gaulle dans les années 1960. Mais s’il est éclairant pour l’Europe centrale, montrant le mécanisme de marginalisation de celle-ci, il l’est moins concernant l’URSS, négligée dans les approches. L’ouvrage insiste sur les ravages de l’anticommunisme, mettant de côté le fait que ce sont les sociétés qui mirent fin à l’affrontement, n’en déplaise – ou pas – aux institutions. Même si l’on peut regretter que ce travail retombe dans une lecture différente mais également un peu manichéenne de la guerre froide, les chercheurs y trouveront une profusion de pistes à suivre.

On peut dire que la revue Guerres mondiales et conflits contemporains, dans sa dernière livraison qui s’attache à « La Russie et les guerres du XXe siècle », choisit le parti pris inverse. Selon les différents auteurs réunis dans ce volume, il y aurait quelque chose de constitutif à la formation et au fonctionnement de l’État russe, dans son rapport au conflit, la manière de le gérer, de le cacher, de l’exporter, d’en sortir. Est présenté un panel d’études dont la réunion fait sens : massacre de Katyn, guerre d’Afghanistan, famines, guerres civiles, défensives ou offensives, les sujets sont abordés sous l’angle du politique, du diplomatique et du sociétal. On peut dire qu’il s’agit d’une forme d’anthropologie des conflits propres à la Russie du XXe siècle, soulignant « l’importance du fait militaire dans les pratiques, l’identité et l’imaginaire russes », comme l’écrit Marie-Pierre Rey dans son introduction.

On mentionnera l’intéressante étude de Sophie Momzikoff sur le retrait des troupes soviétiques d’Allemagne, « la plus grande opération logistique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale » et le plus grand « retrait de troupes n’ayant pas été défaites dans une bataille ». Sur le thème des gagnants et des perdants, l’historienne examine ce qui constitue le passage in vivo d’un système politique et international à un autre, mais où le vécu des principaux intéressés, à savoir le Groupement soviétique des forces en Allemagne – ceux-là mêmes qui avaient garanti le blocus de Berlin 1948/1949 –, a une large part. Acte de capitulation alors que la sortie d’Afghanistan était perçue avec compréhension voire soulagement ? En rapport avec la nouvelle lucidité de Gorbatchev, sentant que « l’empire ne peut plus être maintenu par la seule force des armes » ? En tout cas, la précipitation d’événements inattendus et que plus rien ne peut arrêter va mener à la réunification de l’Allemagne, « la surprise géopolitique du XXe siècle », quand « l’édifice tout entier du pacte de Varsovie s’effondrait de manière concomitante ». Ces diverses études et approches renvoient les unes aux autres, invitant à garder en tête cet arrière-plan au moment où la Russie renoue une nouvelle fois avec le temps des conflits.

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