L’esthétique du toreo

Grâce au Llanto por Ignacio Sánchez Mejías, un des poèmes les plus célèbres de García Lorca, le nom du torero est parmi les plus connus. Mais nul ne sait à quel point il fut une figure de son temps, una figura, l’équivalent de la star, encore qu’il n’en ait pas eu les moyens physiques mais seulement le mental. Le recueil Sur la tauromachie rassemble pour la première fois en français ses écrits journalistiques et ses conférences des années 1920-1930.


Ignacio Sánchez Mejías, Sur la tauromachie. Trad. de l’espagnol par Claude de Frayssinet. Préface de Jacques Durand. Les Fondeurs de Briques, coll. « Sacrilèges », 96 p., 15 €


Même hors du mundillo taurin, on reconnut à Sánchez Mejías de toujours vouloir combattre, au point de mourir de son ultime blessure, à Manzanares, dans une arène de seconde zone où il remplaça au pied levé Ortega qui venait d’avoir un accident de voiture et au moment de clore son second retour tardif sur le sable à quarante-trois ans. Lorca salua autant l’homme aux multiples engagements et activités que le torero, et on connaît ses mots :

« Un andaluz tan claro, tan rico de aventura,

Yo canto su elegancia con palabras que gimen »

… ce qui a été redit par Maria Casarès et mis en musique par Maurice Ohana. C’est Lorca qui, lecteur à la Columbia, à New York, avait permis à Sánchez Mejías de faire une de ses plus belles conférences, en 1930, où il parla de l’art du toreo avec l’engagement du torero et la foi du rhétoricien défenseur de son art conçu comme « la vie même, la science de la vie », conférence prononcée avec le souffle des années folles. Quant au fond, on en retrouverait le commentaire dans les 50 raisons de défendre la corrida de Francis Wolff (2010).

Sur la tauromachie, d'Ignacio Sánchez Mejías : l'esthétique du torero

Or, nul ne sait plus ses poèmes, alors que La Toriada de Fernando Villalón, autre membre de cette génération, a eu l’honneur de l’édition Mare Nostrum (1990). Sánchez Mejías n’a jamais été traduit en français, à part L’amertume du triomphe, son roman découvert à Madrid en 2010 et traduit par Dominique Blanc en 2017 avec une préface de Jean-Michel Mariou (Verdier), roman d’un post-romantisme « costumbrista » alors que Sánchez Mejías tenait à distance, tant dans ses déclarations que dans son œuvre journalistique et d’intellectuel, de pareilles visions, lui qui se saisissait des conflits de son temps. C’est donc un vrai plaisir de découvrir ces textes devenus sépia par le poids de l’histoire : 1936, puis la guerre civile, puis 1939 et la Retirada, la Seconde Guerre mondiale, la fin de la fête, le franquisme… facteurs cumulatifs du déclin de la corrida qui ne repartit que dans les années 1950 en oubliant délibérément tout passé proche.

Ce torero d’exception a eu son style : toujours accroître l’image du danger réél, selon Paco Tolosa (alias Auguste Lafront), chroniqueur et spécialiste de la corrida qui connut cette époque. Sánchez Mejías opposa son jeu tremendiste, la surexposition réelle au danger à ses détracteurs, et il le paya de son sang, de son corps tailladé et couturé qui avait même résisté à une perte de la fémorale. Mais encourir le risque par défi est un paradoxe quand on est un homme parfaitement cultivé et un bourgeois nanti, patron du club Betis-football à Séville, amateur de vitesse et de femmes, parcourant le monde, non sans avoir été un des créateurs de la « Génération de 27 », ces poètes qui en 1927 se sont trouvés à communier dans un certain nombre de principes lors de la célébration des trois cents ans de la mort de Góngora, poète andalou.

Or, cet homme pose le réel dans la passion du toro, du toro de combat dur dont il sait la sauvagerie et dont il n’a de cesse d’expliquer qu’il n’est pas un bœuf privé de labours et de pâturages, que la nouvelle sensiblerie des touristes allemands (des années 1920) est un pur contresens, contresens d’urbains nouveaux riches toujours en manque de lucidité et de bon sens, aussi étrangers aux vrais malheurs du monde qu’à l’Espagne et aux toros.

Mejías voit la source de la sauvagerie des toros dans l’herbe de leurs pâturages et dans leur nourriture, selon un développement qui tient autant de l’esthétique baroque du récit que d’un substrat mi-surréaliste mi-écologique, et aussi tout simplement d’une époque où la dictature de Primo de Rivera et la censure obligent aux approches décalées. Cela dit, il nous rappelle que les toros d’alors étaient petits (250 kg, ils pèsent le double aujourd’hui) et que passer à des toros de quatre ans et de 350 kg inquiétait. Il s’y opposa, comme il s’opposa à l’hégémonie des impresarios dans les contrats. Il sut aussi dire qu’entre le toro dur supposé bravo et le toro manso dit suave, tous les cas de figure sont possibles, et que le combat peut inverser les prévisions. Si les toros de Miura ne sont pas des Murube, il dit, pour les avoir affrontés, que les premiers ne sont élevés que pour donner des coups de corne désordonnés : c’est abusif, mais l’actuel descendant, don Eduardo Miura, fils de don Eduardo Miura Fernandez, se borne à reconnaître aujourd’hui encore que la spécificité de ses toros est de ne pas baisser la tête et de regarder l’homme.

Sur la tauromachie, d'Ignacio Sánchez Mejías : l'esthétique du torero

La mort de Ignacio Sánchez Mejías, le 13 août 1934 © D.R.

Ce qui touche dans les chroniques de Sánchez Mejías est sa simplicité à dire pour tous, pour les lecteurs du Haroldo Madrid, pour La Unión à Séville, contre le journal Le Libéral où écrit son détracteur, l’inconvenance du battage médiatique. La réalité de la vie et du toreo (la faena, le travail avec le toro), les défis qu’enchaînent les toreros, il les dit avec aisance et naturel, y compris par sa façon de saluer l’angoisse des femmes qui attendent le coup de fil au temps des romans de Joseph Peyré (Prix Goncourt 1935 pour Sang et lumières). Mais c’est Sánchez Mejías qui a succombé un 13 août 1934, conformément à la passion de l’enfant parti clandestinement à treize ans sur un bateau pour Vera Cruz via New York, trente ans plus tôt. Tout reste donc signé du sang répandu, le sien, même s’il joue de sainte Thérèse, fondatrice de carmels, et de son « miracle du toro » ou de Sancho, cet homme qui tue le rêve et donc celui que la corrida doit tuer, sauf que…

Certes, les vieux aficionados qui ont la culture du Discours de la corrida, titre du livre de François Zumbiehl (Verdier, 2008), et ont lu Auguste Lafront savent que l’esthétisme est dangereux pour la corrida, mais Mejías est resté une figure flamboyante et improbable qui dut jouer en avril 1925 d’un espontáneo très calculé – avec l’accord du torero qui œuvrait – pour réussir à fouler de ses pieds le sable de la Maestranza, le saint du saint, les arènes de Séville, devenue sa ville alors que le directeur ne voulait aucunement le programmer. Sautant dans l’arène en élégant costume civil café noir, sombrero blanc, il demanda protocolairement au roi Alphonse XIII présent et au président de la course de poser des banderilles. Il le fit magnifiquement, car il fut d’abord banderillero. L’ovation fut à la hauteur de ce qu’étaient les conflits en ville, et c’est de tous ces compléments indispensables pour comprendre le personnage que Jacques Durand, le préfacier de cette édition, nous avertit. Sobrement, efficacement, en vieux chroniqueur, lui aussi, du monde taurin, il laisse entendre ces étranges coïncidences entre style, toros et poésie, et la tragédie inéluctable quand le toro qui a tué Sánchez Mejías s’appelle Granadino et que le Grenadin Lorca fut assassiné, deux ans plus tard, dans les fossés de la ville.

Bravo donc aux Fondeurs de Briques qui éditent ce livre dans leur collection « Sacrilèges », dont les essais paraissent sous l’exergue d’Adorno : « La loi ultime qui régit l’essai est celle du sacrilège ». Et, effectivement, on n’y trouve que des raretés, souvent taurines (Bergamín, ou Unamuno pour son texte considéré comme anti corrida), parfois aussi des fidélités au souvenir de Guy Debord.

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