L’Angleterre du rationnement

Le premier tome de La saga des Cazalet d’Elizabeth Jane Howard (1923-2014) s’arrêtait à l’annonce par Chamberlain des accords de Munich. Le domaine familial est proche de Hastings, de la côte toute désignée pour une invasion, mais c’est par le ciel que la guerre fait littéralement irruption chez eux au tome II, quand un bombardier allemand s’écrase dans le champ voisin. Accouru sur les lieux pour empêcher l’exécution sommaire des pilotes par les paysans du coin, l’adolescent pacifiste Christopher procède avec une remarquable maîtrise à leur arrestation. À la fin du volume, l’attaque de Pearl Harbor sème le doute dans l’esprit du jeune objecteur de conscience quant au bien-fondé de ses convictions, et met fin pour tous à l’espoir d’une conclusion rapide de la guerre. Le tome III, qui vient de paraître en français sous le titre Confusion, commence trois mois plus tard.


Elizabeth Jane Howard, Confusion. La saga des Cazalet III. Trad. de l’anglais par Anouk Neuhoff. La Table ronde, coll. « Quai Voltaire », 480 p., 23 €


Les enfants ont grandi, de plus en plus mécontents que leur entourage refuse de les traiter en adultes, alors qu’ils sont rongés de questions et d’inquiétudes, sur le cours des événements, la mort, les bordels, l’existence de Dieu. La mère de Polly se meurt d’un cancer sans qu’on les informe de la gravité de son état. Clary tient un journal à l’intention de son père qui a disparu pendant la débâcle de Dunkerque, cramponnée à l’espoir qu’il revienne un jour. Louise, qui tente de percer dans le monde du théâtre, refuse obstinément d’apprendre la sténo ou tout autre savoir utile à l’effort de guerre, et fait à dix-neuf ans un riche mariage d’amour avec un homme bien plus âgé. Les peines de croissance des trois jeunes filles constituent l’essentiel de la trame. À la moitié de ce nouveau volet de La saga des Cazalet reparaît une quatrième cousine, Nora, infirmière modèle, au moment de ses noces avec un grand blessé de guerre, paraplégique et profondément épris d’un autre homme. Une cinquième, Angela, erre et surgit de loin en loin, comme lors de sa rencontre un soir de cuite avec un psychiatre engagé dans l’armée américaine, puis retourne en coulisse jusqu’à l’annonce de leur mariage. Avec leurs cousins cantonnés dans des pensionnats qu’ils détestent, les liens se distendent, tandis qu’un ancien prétendant éconduit de leur tante Rachel, Archie, devient le confident de tous, au croisement de leurs histoires éparpillées.

Confusion. La saga des Cazalet III, d'Elizabeth Jane Howard

Elizabeth Jane Howard © National Portrait Gallery

Comme dans le tome précédent, la narration inclut des échanges de correspondance, de longs extraits du journal d’une Clary aussi attentive aux nuances qu’Elizabeth Howard, des scènes de dialogue où l’identité des protagonistes est livrée de plus en plus tard, au point de rendre le procédé lassant. Les trois générations passaient leurs étés ensemble dans la grande demeure du Sussex, ce qui permettait de suivre les mouvements de chacun. Maintenant qu’ils sont dispersés par la guerre, son attention concentrée sur les adolescentes, la romancière passe plus rapidement sur les épreuves et les frustrations de leurs aînés ou les inventions saugrenues des plus petits. Frustrations féminines surtout, Villy dont l’aventure romanesque rêvée vire au sordide, Sid l’amoureuse de Rachel qui la voit condamnée à s’occuper d’« une succession sans fin de vieillards, jusqu’à ce que nous en soyons nous-mêmes », Diane la maîtresse esseulée d’Edward, Mrs Cripp la cuisinière qui attend la conclusion du divorce interminable de son prétendant timide, le chauffeur Tonbridge. Comme les plus jeunes, presque toutes s’interrogent sur la vanité des choses, et se demandent souvent à quoi rime leur vie, telle Angela qui « avait appris à faire plaisir… à tout le monde, en fait, sauf elle-même ». Seule Nora accomplit sa vocation d’enfance, Polly suit une formation de secrétaire, Louise ne devient pas une grande actrice, ni Clary pour l’instant un grand écrivain. Les hommes sont engagés dans la marine ou la RAF, hormis les dirigeants de l’entreprise de bois qui les nourrit tous, de plus en plus chichement. Certains sont si admirables tour à tour d’héroïsme et d’égoïsme qu’on se demande parfois s’ils ne préfèrent pas les périls des combats aux contraintes domestiques.

Alors qu’avant la guerre les infidélités d’Edward faisaient exception, maintenant les épouses s’émancipent et s’engagent dans des relations adultères. Au fil des jours, la réduction du train de vie familial se traduit par une usure généralisée : meubles, vêtements, repas, distractions, perspectives d’avenir s’abîment dans la grisaille. Enfuis aussi, comme essorés par la rigueur des temps, l’ironie et l’humour du premier tome. L’art de la romancière brille dans les détails, le gril qu’on laisse branché pour profiter de sa chaleur, la boîte de corned beef qu’il faut partager à sept, dans une morosité ambiante ponctuée de tragédies. Le débarquement ne ramène pas Rupert, le père de Clary. L’amant de Louise est tué en Allemagne. Celui de Zoë, le capitaine Jack Greenfeldt, envoyé en reportage à la libération des camps, se suicide à Dachau car il ne peut pas « être un survivant de ce qui a été, littéralement, un holocauste ». Très vite, le silence se referme sur la douleur de leurs proches.

Confusion. La saga des Cazalet III, d'Elizabeth Jane Howard

De même qu’on ne livre pas ses sentiments en public, on parle peu politique chez les Cazalet. Clary a beau trouver insupportable « cette manie familiale d’écouter tous les bulletins d’information, de lire le journal de A à Z et de discuter ensuite de ce qu’on avait entendu et lu », on ne les entend guère, tout au plus mentionne-t-on en passant la reddition de l’Italie, ou « la prise de Rangoun et tout ça ». C’est le père d’une amie qui juge scandaleuse la libération d’Oswald Moseley. La défaite électorale de Churchill après la victoire suscite une brève allusion à l’État providence que va mettre en œuvre le nouveau ministère et que la famille voit advenir à regret. Ce qui domine les monologues intérieurs ou les confidences faites à Archie, et colore le roman de mélancolie, ce sont les sentiments féminins de culpabilité, générés par leurs écarts de conduite, mais surtout d’impuissance face aux épreuves du quotidien. Louise se sent « mauvaise mère, épouse ingrate, artiste ratée, lamentable femme d’intérieur », et n’en peut plus « de consacrer toute son énergie à interpréter sans fin le rôle de Mrs Michael Hadleigh ».

Les remparts de l’ancienne éducation ne sont plus des garde-fous solides, les choix de carrière offerts aux femmes restent réduits et subalternes, laissant les héroïnes de Howard désemparées dans un monde qui change sans encore leur offrir de place à la hauteur de leurs aspirations. Après The Light Years (titre français :  Étés anglais), aux étés rayonnants d’insouciance, Marking Time, le tome II – marquer le pas, passer le temps –, évoquait une attente faite d’incertitude, moins explicite que le titre français, À rude épreuve, tandis que Confusion sert pour le tome III dans les deux langues. Deux traductrices se relaient avec adresse dans cette chronique romanesque en conservant une unité de ton d’un volume à l’autre, Anouk Neuhoff (I et III) et Cécile Arnaud (II et IV). Le prochain tome, Casting Off (« larguer les amarres »), s’intitulera Nouveau départ, lueur d’espoir ou fuite vers le large, on verra…

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