Avec La serpe, l’écrivaine norvégienne Ruth Lillegraven nous invite à lire une poésie narrative et continue d’une grande force. Une expérience émouvante qui rappelle que la poésie peut être d’une grande clarté, d’une évidence désarmante, et qu’on peut la lire, parfois, comme un roman.
Ruth Lillegraven, La serpe. Trad. du norvégien par Anne-Marie Soulier. Lanskine, 144 p., 16 €
Récit de la nature, du monde paysan, récit de filiation, récit d’apprentissage, récit amoureux et conjugal, récit de la maladie… On écrit « récit » alors que l’on serait tenté d’écrire « roman », évidemment. Et pourtant La serpe, de Ruth Lillegraven, est un recueil de poèmes, une longue séquence poétique qui, par touches, suit la vie d’un paysan au fond d’un fjord aux alentours de Bergen, en Norvège, au XIXe siècle. Il y a des poètes qui parviennent à réunir dans un même mouvement la singularité, l’inventivité du poème, son inscription dans le temps et dans l’espace, et la narrativité du récit. On les rattache le plus souvent à des traditions poétiques anciennes qui vont des légendaires sagas nordiques à Dante ou Milton.
Il est rare aujourd’hui, alors qu’on associe bien souvent la poésie à une stricte expérience verbale, qu’on lise des textes – comment les appeler autrement ? – qui optent pour cette forme singulière de poésie continue et narrative. Pour le dire bêtement, ce qui frappe, c’est la grande lisibilité de cette poésie. On est loin du poème énigmatique ou sibyllin, du jeu sonore ou formel, mais bien au contraire au cœur d’un récit d’une grande clarté. Il y a une joie à cette immédiateté, une manière de se plonger dans une poésie qui se lit continument, dans une sorte d’emportement, avec la même curiosité qui fait avancer dans une prose romanesque.
Ruth Lillegraven – qui écrit pour les enfants également – opte pour une forme narrative qui, finalement, relève de la fresque. Le livre est découpé en quatre parties, avec un prologue et un épilogue brefs. On traverse dans La serpe l’existence d’Endre, simple paysan qui vit et travaille dans un fjord du Vestland. On y découvre son enfance, son admiration pour son père, sa maladie qui le terrifie, ses relations avec sa mère, l’émigration du reste de la fratrie, ses épousailles avec Abelonde, son travail à la ferme ou dans les forêts, son délabrement physique et sa disparition. Récit d’une grande sobriété, assez classique en somme, qui gagne dans la forme poétique – tantôt brève, tantôt allongée – une sorte de clarté exemplaire, de réduction à l’élémentaire, comme si toute fioriture, tout développement superfétatoire, devenaient inutiles. Car tout dans ce texte semble s’extraire d’un silence primordial, primitif, naturel, auquel on ne peut que revenir.
« mais le silence en moi reste
aux aguets comme
une seconde langue »
Comme si les existences des êtres qui peuplent cette minuscule saga familiale ne se déployaient que pour dire la permanence d’une vie naturelle, où la transmission, la reprise, la reconduction, constituent un enjeu vital. C’est le choix que fait Endre, qui reste là, au milieu d’une nature superbe et écrasante, qui n’émigre pas et reprend les gestes immémoriaux de ses aïeux, accroché à une terre qui ne se distingue guère de son identité à lui.
« nous qui sommes restés
pour accomplir notre
devoir
d’homme »
Mais Ruth Lillegraven ne se contente pas d’une sorte de récit bucolique ou primitif qui célèbrerait la nature. Elle écrit le drame d’un homme, un drame simple, bouleversant. Le drame d’un homme qui reste, reprend le flambeau, travaille la terre, et celui de l’étrange rupture intérieure qui scinde sa vie. Car Endre, après avoir épousé Abelonde, découvre, en même temps qu’il va dans la forêt, chasse, coupe du bois, une autre vie, d’autres possibles, lointains, presque inconcevables. Un jour, son frère lui envoie d’Amérique un dictionnaire qui lui fait découvrir l’anglais, provoquant en lui un basculement, la révélation d’une altérité, l’abysse du langage. Il va alors lire, inventer une « langue étrangère entre toutes », réassemblée, recomposée à l’infini à partir de bribes, de mots intégrés au fur et à mesure, un peu au hasard. Avec sa femme, ils apprennent quelques mots nouveaux chaque jour.
« five, six and ten
today and tomorrow
that’s the story
morning glory
parfois
arrive aussi un mot
allemand ou tahitien
elle me le renvoie
et les jours passent
étrangement légers
comme des nuages
de nacre »
Le livre de Ruth Lillegraven raconte ce temps qui passe, qui ride les visages, fait passer les saisons. Il raconte une immense répétition et des changements infimes, inscrit la ponctualité d’une existence dans un grand tout immobile. Et l’auteure parvient à faire passer cela par la langue, par le rythme, la découpe du langage, des répétitions, des mouvements dans le souffle qui la porte. C’est que son écriture procède d’un élan toujours retenu, comme une vague qui avance et que rien ne semble pouvoir arrêter et qui se rebrousse d’elle-même, comme naturellement parvenue à son terme. Sa langue est parfois intérieure, presque silencieuse, rêvassante, parfois tonnante comme une pluie énorme ou le ressac de la mer. Et c’est dans cette oscillation, dans le rythme que la lecture de ces poèmes impose, qu’émergent les relations qui unissent les êtres avec des lieux, des choses, la nature, les animaux.
Car Endre, depuis son enfance jusqu’à la maladie qui le brise, obstiné, enthousiaste et taiseux, fait entendre une voix bouleversante qui exprime une existence prise dans un cycle qui la dépasse, dans une éternelle transmission. Lillegraven raconte cela avec une simplicité très forte, concentrant dans le vers, dans le rythme poétique, ce qui se diluerait ou semblerait démonstratif, presque folklorique, dans la prose, revenant à l’essentiel, toujours, obstinément. Elle nous confie une vie simple, dure, claire aussi. Elle nous rappelle que la durée compte, que tout passe, que demeure le silence et que tout, la vie, la mort, est un appel
« vers la lumière
vers la lumière ».